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Salonique, la Jérusalem des Balkans

« Madre en Israel », ainsi l'appelaient en ladino ses fils. Refuge des exilés d'Espagne, Salonique fut pour des générations de Juifs sépharades, un havre de paix sans pareil. Véritable "Shtetl" en terre ottomane, la Jérusalem des Balkans accueillit dans son histoire des vagues successives de Juifs ibériques, d'Ashkénazes, et de Mizra'him, aux côtés des Romaniotes installés là depuis l'Antiquité, le tout formant, malgré leurs différences, une communauté florissante et inspirante. Un dossier nécessaire à l'occasion du 80e anniversaire de l'extermination des Juifs grecs par les nazis.
Salonique, la « Jérusalem des Balkans »

« Salonique fut une ville juive ». Ainsi débute un article d’Élias Petropoulos pour qualifier ce port ottoman quasi mythique, restitué à la Grèce dans les années 1920. Et d’affirmer qu’il existe une « Salonique-avec-les-Juifs » et une « Salonique-sans-les-Juifs ». La disparition de la glorieuse communauté juive de Salonique est autant due au déclin de la ville au XXe siècle qu’à l’extermination de ses membres au cours de la Shoah (96 %). Le judéo-espagnol n’y est plus aujourd’hui en usage et le patrimoine occulte carrément 2000 ans d’histoire juive de cette ville, jadis organisée comme un « shtetl sépharade »

carte salonique

Carte des migrations juives vers Salonique.

À Salonique, nous dit cet auteur non juif, « il n’y avait pas de ghetto. Après les terribles incendies de 1890 et 1917, les Juifs s’étaient retirés dans des maisons standardisées des quelques quartiers nouvellement construits ou louaient des appartements dans les quartiers grecs. ». Dans la vieille cité cosmopolite, jadis connue sous le nom de « Thessalonique » — existait tout un réseau labyrinthique de rues courtes et étroites finissant souvent en impasses. Des pans entiers de maisons formaient saillie sur la chaussée, obstruant la vue et empêchant l’aération.

Comme on peut le lire dans le D’var Moché du rabbin salonicien Moïse Amarillo (1696-1748) : « Ils construisent à leur guise et soudain ajoutent une véranda en encorbellement au-dessus de la chaussée pour jouir du soleil et, plus tard, inopinément, ajoutent en dessous un petit magasin qui occupe le trottoir et l’emplacement réservé aux passants. ». Dans la mosaïque de langues qui caractérise cette région, le « Juif » cohabite avec le turc, rapporte de son côté le voyageur ottoman Evliya Çelebi au XVIIe siècle. Les Juifs de Salonique parlent en réalité le judéo-espagnol, une langue romane tirée du vieux castillan, inconnue de notre écrivain. Avec l’expulsion des Juifs de la péninsule Ibérique à la fin du XVe siècle, la population d’origine séfarade (litt. « Espagnole ») est, en effet, devenue majoritaire dans cette ville des Balkans où la présence juive remonte à l’Antiquité. D’ailleurs, le voyageur juif navarrais Benjamin de Tudèle n’indique-t-il pas déjà 500 coreligionnaires dans cette cité médiévale autour des années 1170 ?

infirmière juive à Salonique

Infirmière juive et « chicatico », Salonique, 1864. Photo : Walker Mary Adelaide

De minoritaires à l’époque byzantine, les Juifs vont, avec les renforts venus d’Europe occidentale aux XVe et XVIe siècles, former la « nation » (millet) principale de Salonique. Le sultan Bayezid II est, en effet, tout disposé dès 1492 — à l’heure où les Juifs sont contraints à l’exil dans l’ensemble des possessions espagnoles — à « faire bon accueil à des populations dont le savoir et les compétences profiteraient à ses États [et qui] n’étaient pas soupçonnables d’allégeance à l’égard de souverains étrangers, ennemis des Ottomans », note le professeur émérite en histoire ottomane Gilles Veinstein. Et d’ajouter qu’ils furent  bientôt rejoints par des Marranes portugais fuyant l’Inquisition dans les années 1540-1560 et par des Ashkénazes, suite aux campagnes victorieuses de Soliman le Magnifique en Europe centrale après 1526. De sorte, que près des deux-tiers de la cité macédonienne est juive lors des recensements réalisés au début du XVIIe siècle.

À cette époque, chaque communauté possède sa synagogue, sa langue, ses rites et son interprétation du droit hébraïque, la Halakha : aux côtés des anciennes maisons de prières romaniote, italienne et ashkénaze, sont ainsi construites une dizaine de synagogues séfarades représentant toute la diversité des migrants récents (Castille, Majorque, Catalogne, Sicile, Pouilles, Portugal…). Chez les « Espagnols », les congrégations sont organisées autour d’un ensemble d’ordonnances légales, taqqanoth, et de conventions, ascamoth, réglant la vie publique comme privée des membres. On trouve ainsi une grande diversité d’écoles élémentaires, des yeshivot, des institutions philanthropiques, hospitalières et funéraires… . La « Jérusalem des Balkans » est une ville très juive, mais également très éclatée, excluant tout pouvoir centralisateur fort à même de permettre des mariages entre les membres des différentes kehilot. Seul le « Talmud Torah » opère comme une institution fédérale pour les orphelins et les enfants indigents, lesquels reçoivent — à chaque Hanoucca — des habits neufs ; une occasion de réjouissances pour toute la ville.

Un Siècle d’or

Au XVIe siècle, l’essor intellectuel, l’éloquence de ses décisionnaires et la vitalité de son édition, confèrent à cette cité une aura sans égal en Orient. Favorisée par un important mécénat de riches émigrés espagnols et par l’apport de presses d’imprimerie via un fugitif portugais, la floraison intellectuelle de Salonique fait dire au marrane Samuel Usque : « De cette ville fameuse émane la Loi pour tout Israël ». À cette époque, il n’est pas rare en effet que des rabbins ajoutent à leurs responsa : « Car c’est ainsi que l’on procède à Salonique, ville renommée à travers le monde, ville de grands savants et de maîtres vénérés ». L’un d’entre eux — plus tard connu comme un kabbaliste de Safed— n’est autre que le rédacteur du principal piyyout de la liturgie du Chabbat, le Lékha Dodi. Proche de rabbi Yossef Karo (l’auteur du Choul’han Aroukh), le poète mystique Salomon HaLévi Alkabetz, est né à Salonique en 1505.

Actifs dans les Lettres, les immigrés juifs ne sont pas en reste dans le commerce et l’artisanat, faisant du principal port du golfe Thermaïque le centre économique des Balkans ottomans, jouant des relations confessionnelles qu’ils entretiennent avec des communautés juives et marranes à travers toute la Méditerranée.

Marchand à Salonique

Marchand juif de Salonique. Carte postale ancienne.

À l’ère du messianisme

À cet âge d’or succède une période sombre marquée par le rigorisme, le repli sur soi et le déclin. La crise financière, militaire et politique, qui frappe au XVIIe siècle l’Empire ottoman, impacte directement la « Sépharade des Balkans ». Une fièvre messianique s’empare des esprits de façon chronique, comme pour conjurer l’inertie des sciences juives dont les maîtres se contentent désormais de répéter les écrits de leurs prédécesseurs. L’analyse savante des textes bibliques laisse dorénavant place à des interprétations douteuses du Zohar. Alors que 1540 et 1568 ont été annoncées en vain comme l’année fatale en Europe, 1666 sonne pour un grand nombre de Saloniciens la fin des temps. C’est l’année choisie par Sabbataï Tsevi, le « Messie de Smyrne ». Établi à Salonique, où sa réputation de Sage ne cesse de grandir, son message scinde la communauté entre disciples et sceptiques. Elle ne se ressoudera plus, pas même lorsque le faux prophète embrassera finalement l’islam pour sauver sa tête.

Une présence juive persistante

Au milieu du XIXe siècle, la population de Salonique reste encore majoritairement juive. À eux seuls, en 1870, Juifs (50 000) et Dönme (22 000 descendants de la secte des Sabbatéens) représentent les deux tiers du total (90 000). Nulle part ailleurs dans l’Empire, la communauté juive n’excède alors 10 % de la population, pas même à Constantinople ou Smyrne, les deux autres métropoles du monde ottoman. Salonique apparaît toujours comme une petite Jérusalem, où de nombreuses rues portent des noms judéo-espagnols de synagogues ou de rabbins. La ville compte plus de cent lieux de prière juifs et partout l’on parle un vieux castillan mâtiné de tournures hébraïques.

famille juive Salonique

Familles juives de Salonique et rabbin Emanuel Molho, Salonique, 1908.

La langue des Sépharades

À Salonique, les descendants des Juifs chassés d’Espagne ont conservé la langue des exilés et lui ont intégré des italianismes, donnant à ce dialecte du judéo-espagnol une saveur toute particulière. De sorte que la « Jérusalem des Balkans » passe pour « un musée vivant de la langue espagnole d’avant 1492 », lit-on chez le regretté Haïm Vidal Séphiha, un rescapé d’Auschwitz devenu le spécialiste de ce sociolecte. Parmi les œuvres rédigées dans cette langue figure le célèbre commentaire de la Bible, le Mé’am Lo’ez. Sa rédaction a été dirigée vers 1730 par un rabbin d’origine salonicienne, Ya’acov Culi, soucieux d’offrir à ses contemporains ladinophones un commentaire convivial dans une langue qui leur était familière. À la fin du XIXe siècle, encore, sur quarante journaux et périodiques juifs qui paraissent, trente-trois sont édités en judéo-espagnol, contre sept en français — la langue des élites intellectuelles dans l’empire — exprimant toute la diversité des tendances politiques et religieuses.

Édition du Me’am Lo’ez (Yesha’ya) en ladino, Salonique, 1892. Crédit : Bibliotheca Sefarad

La fin du miracle

«  À la fin de la Première Guerre mondiale, 100 000 Juifs vivent encore en Grèce, dont 60 % à Salonique » rapporte le spécialiste des communautés juives de la région, Anastasio Karababas. Les Juifs redoutent le passage de la ville entre les mains des Grecs, ce qui aurait pour conséquence d’en faire une périphérie d’Europe orientale, la coupant de l’arrière-pays balkanique et de ses quatre millions d’acheteurs. Si certains redoutent que l’hellénisation de la ville n’entraîne son déclin économique, d’autres sont également gagnés par les idées des « Jeunes-Turcs », dont le mouvement de renaissance nationale ravive l’identité juive et alimente la cause sioniste. Les départs se précipitent ainsi au cours du conflit qui touche également la péninsule balkanique et en 1917, un incendie criminel orienté contre la communauté juive ravage seize des trente-trois synagogues de la ville. Cet événement tragique marque le début de l’exode des Juifs de Salonique vers la France et les États-Unis. Il est renforcé par le transfert de populations grecques et turques conformément au traité de Lausanne de 1923. Le rapport démographique entre Grecs — jusque-là minoritaires — et Juifs s’inverse ainsi dans l’entre-deux-guerres, en s’accompagnant d’un fort antisémitisme (pogrom de 1931).

La disparition de la « Jérusalem des Balkans »

En avril 1941, les troupes allemandes pénètrent dans Salonique. Humiliés et pressurés, la majorité des 46 000 Juifs de la ville sont déportés à Auschwitz entre mars et août 1943. Un millier survivra, au rang desquels Shlomo Venezia et son cousin Dario Gabbaï, Sonderkommandos dans les fours crématoires de Birkenau qui acceptèrent, dans les années 1990, de livrer leurs témoignages sur les horreurs nazies commises dans l’antre de l’enfer.

Juifs humiliés par les nazis à Salonique, juillet 1942. Crédit : Archives fédérales allemandes

« De prime abord, rien ne vient plus rappeler la Jérusalem des Balkans » dans la Salonique moderne, à l’architecture froide, bétonnée ou déglinguée. On pourrait se demander, tant les traces en ont été effacées, si des Juifs y furent jamais présents… ». Ainsi se conclut l’historique du Guide culturel des Juifs d’Europe (Seuil, 2002).

L’écrivaine Caroline Bongrand, interviewée lors de la réalisation de ce dossier, nous a confié, pour sa part, se sentir « habitée par quelque chose de disparu », relevant la présence des Juifs même dans le pain vendu dans les boulangeries de Thessalonique aujourd’hui : « On y trouve des hallot, des gros pains tressés et briochés de Chabbat. Partout, à tous les coins de rues. C’est insensé ! Ils les vendent nature, recouverts de chocolat au lait ou de chocolat noir. […] Les Juifs sont morts, mais les gens ont continué à faire ce pain. ». L’auteure du roman Les Présences, paru chez Denoël en 2023, est émue lorsqu’elle évoque la Salonique qui sert de trame à son dernier livre : « Il reste quelques immeubles. Ceux qui sont revenus, on ne leur a rien rendu. Tout a été spolié ! Quelques immeubles, qui ont résisté au feu [NDLR : incendie criminel de 1917], sont aujourd’hui à l’abandon. […] Ce sont des immeubles où des Juifs ont vécu. Des immeubles non réclamés. Finalement, on attend que ces immeubles tombent… ». Ce que l’auteure de L’enfant du Bosphore (2004) — autre roman qui met à l’honneur les Juifs de l’Empire ottoman — regrette le plus, c’est l’ignorance des Grecs à l’égard de cette histoire glorieuse qui a fait Salonique ! « Toute l’industrie est juive. Les minoteries, l’artisanat, le textile. Cette ville est une œuvre juive. Et j’ai ressenti le passé juif de cette ville ; ça ressort de tous les pores de sa peau. Les Présences nous demandent, à nous, de faire quelque chose ! ».

Épilogue

Les murs des maisons, eux, gardent la mémoire des âmes qui les ont occupées. Alors tant  qu’il y aura des auteurs, des historiens et des visiteurs pour les faire parler…

Ne manquez pas l’exposition de photos sur Salonique au MahJ :
« Salonique, « Jérusalem des Balkans » : 1870-1920 », du 19 septembre 2023 au 21 avril 2024.

 

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