Né de façon fortuite à Tel Aviv en 1934, à l’occasion d’un séjour familial en Terre sainte, Daniel Kahneman grandit à Paris, où ses parents se sont installés après avoir quitté la Lituanie au début des années 1920. Élève doué, il est contraint, lorsque la guerre éclate, de se cacher avec les siens pour échapper aux rafles, qui frappent en priorité les Juifs étrangers fraîchement installés en France. Son père est chef de recherche dans une grande usine chimique, et les sciences sont des sujets qui intéressent le jeune garçon. En 1941, il réalise le premier graphique de sa vie : celui-ci présente la fortune de sa famille au fil du temps. Daniel comprend que ses parents sont désormais ruinés.
« Je suis rentré chez moi plus sûr que jamais que ma mère avait raison : les gens sont infiniment compliqués et intéressants[1]Daniel Kahneman, Edward Diener et Norbert Schwartz, Bien-être : les fondements de la psychologie hédonique, 1999.. »
À la maison, on parle beaucoup des gens, de l’actualité, de la complexité des sentiments… Une expérience traumatisante, mais dont le futur psychologue tirera le meilleur, va – autour de ses sept ans – influer sur le cours de son histoire personnelle et mentale. On est fin 1941 ou début 1942. Les Juifs doivent arborer une étoile jaune au revers de leur vêtement lorsqu’ils sortent dans la rue et être de retour à 18 heures. Daniel a dépassé le couvre-feu. Il rentre de chez un ami chrétien, avec lequel il est allé jouer, lorsqu’il distingue une silhouette noire. Pris de stupeur, il reconnaît un uniforme SS. Ses parents l’ont mis en garde contre ces hommes, dont il vaut mieux éviter de croiser la route. Alors qu’il presse le pas, il entend une voix qui l’interpelle. Contre toute-attente, l’homme s’approche et le serre dans ses bras. L’enfant est terrifié à l’idée que le soldat nazi remarque l’étoile cousue sur son pullover. Les yeux emplis d’émotion, l’homme lui montre la photo d’un petit garçon, le repose et lui donne quelques pièces en guise d’adieu. Cette expérience restera gravée dans la mémoire de Daniel, qui n’aura de cesse, dès lors, de s’interroger sur la complexité des sentiments. Sa vocation est née : il deviendra psychologue !
L’arrestation de son père lors de la première grande opération de ratissage des Juifs étrangers sera un autre événement marquant de l’enfance de Daniel Kahneman. Arrêté, pour être déporté à Auschwitz, le soutien de famille est libéré grâce à l’intervention d’un financier antisémite et d’un général allemand. Pourquoi ? Daniel ne l’a jamais compris. Son père ne survivra malheureusement pas à la guerre. Victime d’un diabète mal soigné, il s’éteint en 1944 à quelques semaines du débarquement allié. Réfugiée, avec ses enfants, à Vichy depuis trois ans, madame Kahneman espère pouvoir rejoindre le reste de sa famille installée en Palestine mandataire [2]Lors de plusieurs interviews, Daniel Kahneman a indiqué sa parenté avec le Rosh Yeshivah de la Yeshivah de Ponevezh (Poniovitch), le rav Yossef Shlomo Kahaneman (1886-1969). .
« La foi, c’est D.ieu rendu perceptible au cœur [3]Daniel Kahneman citant le philosophe Pascal dans un essai écrit à l’âge de 11 ans, en 1946.. »
L’arrivée est un chamboulement. Daniel Kahneman peut désormais s’exprimer librement, profiter des savoirs délivrés par ses enseignants, avoir des amis et « partager avec des pairs […] les mêmes idées ».
Engagé comme psychologue lors de son service militaire, il décide de transformer ses réflexions philosophiques sur le sens de la vie, l’existence de D.ieu et la notion de mal, en compétences professionnelles en prenant les aspirants-officiers dont il doit évaluer le profil comme sujets d’étude. Les échanges qu’il a avec des Juifs de tous horizons l’amènent non plus à s’interroger sur l’existence de D.ieu, mais sur les origines des convictions éthiques et religieuses de ses semblables. Profondément marqué par les travaux de vie du psychologue social Kurt Lewin, Daniel Kahneman amorce ainsi, au milieu des années 1950, l’analyse de ce qui induit chez l’homme des changements de comportement. Mettant en lien la neuropsychologie, la philosophie, les statistiques, l’optique et l’économie, il sera ultérieurement invité à prononcer des conférences au sein des plus prestigieuses universités d’Israël, des États-Unis, d’Europe et d’Asie.
Un legs scientifique incommensurable
Enseignant passionné et chercheur exigeant, Daniel Kahneman se fixe l’objectif d’appliquer la psychologie au monde réel. Avec Ozer Schild, il conçoit ainsi en 1966 un programme de formation pour les fonctionnaires chargés d’initier les nouveaux immigrants venus de pays en développement aux pratiques agricoles modernes. Les mêmes hommes développent parallèlement une méthode destinée aux instructeurs de l’Armée de l’Air israélienne, insistant sur la valorisation de l’éloge pour promouvoir l’apprentissage de nouvelles compétences. Chercheur invité au sein de plusieurs institutions de renommée mondiale, Kahneman enseigne tour à tour à l’Université du Michigan, à Cambridge et Harvard, en focalisant ses recherches sur la perception visuelle et l’attention. C’est à cette période qu’il entame une collaboration qui va changer le cours de sa vie : avec le chercheur israélien Amos Tversky, rencontré à Jérusalem, Daniel Kahneman s’intéresse à la prise de décision dans le domaine économique. Décrivant comment les individus évaluent leurs pertes, il bat en brèche – à l’aide de méthodes expérimentales (une pratique alors novatrice en économie) – la « théorie de l’utilité espérée » développée par Morgenstern et von Neumann en 1944. La « théorie des perspectives », présentée en 1975, sera la base de vingt-cinq années de recherche permettant à Daniel Kahneman, de décrocher, en 2002, le prix Nobel d’économie « pour avoir intégré les connaissances de la recherche psychologique dans la science économique ». Déclinant ses travaux à la société dans son ensemble, il analysera ultérieurement, avec ses confrères Ed Diener et Norbert Schwartz, ce qui rend la vie agréable ou désagréable. Leur livre sur le bien-être, qui s’intéresse aux sentiments de plaisir et de douleur, d’intérêt et d’ennui, rencontrera un franc succès à sa sortie en librairie en 1999, ouvrant des perspectives de recherches insoupçonnées dans le domaine de la « psychologie hédonique ».
« De nombreux domaines des sciences sociales ne sont plus les mêmes grâce à lui. Il nous manquera beaucoup. » (Eldar Shafir, professeur de psychologie à Princeton).
Références
↑1 | Daniel Kahneman, Edward Diener et Norbert Schwartz, Bien-être : les fondements de la psychologie hédonique, 1999. |
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↑2 | Lors de plusieurs interviews, Daniel Kahneman a indiqué sa parenté avec le Rosh Yeshivah de la Yeshivah de Ponevezh (Poniovitch), le rav Yossef Shlomo Kahaneman (1886-1969). |
↑3 | Daniel Kahneman citant le philosophe Pascal dans un essai écrit à l’âge de 11 ans, en 1946. |