Pour beaucoup de Juifs dans le monde, l’adjectif « séfarade [1] Cf. Bible, Obadiah 1,20 : “les exilés de Jérusalem répandus dans Sefarad, possèderont les villes du Midi ». » renvoie à des origines nord-africaines, voire orientales ; les « Ashkénazes » étant censés, eux, venir d’Europe. Appliqué depuis des temps immémoriaux à l’ensemble des communautés qui bordent le pourtour méditerranéen, le mot « séfarade » se rapporte en réalité stricto sensu aux populations établies en péninsule Ibérique après la destruction du Second Temple et à leurs descendants, exilés – dans le contexte de l’Inquisition – du Maroc à l’Empire ottoman après le XIVe siècle. Jadis florissantes, ces communautés espagnoles connurent leurs heures de gloire dans l’al-Andalus des IXe-XIIe siècles, avant que la Reconquista ne sonne le glas de cette courte période de convivencia en terre musulmane.
L’âge d’or du judaïsme cordouan
La perte de prestige des Abbassides en Orient permet l’émergence de califats rivaux à partir du IXe siècle. L’un des plus brillants naît sous la férule de l’émir Abdelrahman III (912-971), dont le médecin personnel et homme de confiance est un érudit juif du nom de ‘Hasdaï ibn Shaprut. Originaire de Jaén, ce riche courtisan – dont l’épopée sera chantée par le paytan Dunash ibn Labrat (auteur du « Deror Yiqra ») – contribue à l’essor intellectuel de la communauté cordouane, en faisant notamment traduire des œuvres scientifiques du grec vers l’arabe. Le contact avec la cour islamique et ses poètes favorise également, à Cordoue dans la seconde moitié du Moyen Age, l’éclosion d’une prodigieuse culture hébraïque, avec pour point d’orgue le XIIe siècle. A cette époque, un certain rabbin Maïmon ben Yossef haDayan est consulté par des Juifs originaires de l’ensemble du monde méditerranéen arabophone. Également astronome, mathématicien et philosophe, il transmettra l’amour de la connaissance à son fils, le célèbre Maïmonide (ou RAMBAM, 1135-1204) notamment connu pour son code de Loi, le Mishné Torah. Exilé de sa ville natale à l’adolescence, ce rabbin « andalou » – véritable parangon des lumières médiévales – obtiendra, en pleine période des croisades, le soutien des sultans fatimides d’Egypte et deviendra, depuis son lieu d’enseignement du Caire, et après un court passage par Fès au Maroc, un philosophe, un maître en Torah réputé et un médecin parmi les plus recherchés du bassin méditerranéen.
De cette époque relativement sereine demeure, à Cordoue, une charmante Judería (juiverie), délaissée par ses occupants lors des persécutions almohades (v. 1145-1236) ; réinvestie temporairement au XIVe siècle, avant d’être définitivement abandonnée lors de la reprise des violences antijuives entre 1391 et 1492. Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1994, elle fait aujourd’hui partie des étapes incontournables de la ville, avec sa synagogue médiévale de style mauresque (magnifiquement restaurée en 2017[2]Cette synagogue privée est, derrière celles de Tolède, le symbole le plus spectaculaire de la présence juive en Espagne au Moyen Age. ), son riche musée juif installé dans une ancienne demeure à patio du XIVe siècle, sa signalétique évocatrice et bien sûr, sa statue emblématique du RAMBAM devant laquelle se pressent les touristes de toutes confessions. De nombreux Juifs séfarades, partis vers le Portugal voisin, vers l’Afrique du Nord, l’Empire ottoman ou encore à destination du « Nouveau Monde », ont conservé de cette époque un patronyme évocateur : Coudoue, Cordoba, Cordovero. Et comment, en entendant ce dernier nom, ne pas penser à l’éminent kabbaliste actif en Galilée au XVIe siècle, rabbi Moshé Cordovero ?
Grenade
Au XIe siècle, Grenade devient la capitale du monde arabe en Espagne. Un talmudiste et grammairien, connu pour la richesse de ses productions poétiques, Samuel ibn Nagrela, va en devenir l’homme-clé sous le nom de Shmouel haNaggid, litt. « Samuel le Prince ». Chef de guerre dans les armées musulmanes, ce Juif andalou – d’abord actif comme commerçant dans la ville côtière de Malaga – deviendra vizir du taïfa de Grenade. Son fils, appelé à lui succéder à l’âge de vingt-et-un an, mourra, lui, assassiné en 1066, accusé de favoriser la communauté juive locale. Sa mort sera suivie du « massacre de Grenade », au cours duquel la quasi-totalité des Juifs de la ville, soit 4000 personnes, trouveront la mort. Victimes de conversions forcées sous les Almohades, des zélateurs d’un islam rigoriste venus du Maroc en 1146, de nombreux Juifs seront contraints à l’exil ou à la dissimulation (crypto-juifs) dans l’Espagne musulmane de la seconde moitié du XIIe siècle. En réalité, l’exode ne fait que s’accélérer, certains Juifs ayant déjà fui sous l’ère des Berbères almoravides, tel le rabbin, poète et philosophe, Moïse ibn Ezra (1055-1138), dont la vie – faite d’errances et d’infortune – transpire d’une poésie profane et religieuse devenue mémorable. Aux XIIIe et XIVe siècles, une communauté se reformera temporairement à Grenade sous le règne des émirs nasrides, jusqu’à la reconquête de la ville par les Chrétiens en 1492. Grenade est alors le dernier bastion musulman à être repris par les « Rois catholiques » Isabelle la Catholique et Ferdinand d’Aragon signent, le 31 mars cette année-là, un décret d’expulsion – dit « de l’Alhambra » –, censé résoudre le problème d’une présence juive dans une Espagne désormais unifiée sous la bannière chrétienne.
Il ne reste, aujourd’hui, plus rien de sa brillante Judería, qui accueillit – à son apogée – quelque 20 000 âmes ! Une statue du rabbin, traducteur et linguiste, Juda ibn Tibbon – natif de Grenade et actif en Provence au XIe siècle – rappelle aux visiteurs que la ville fut jadis un des foyers de l’érudition juive en Espagne.
Guère plus de vestiges dans les cités d’Ubeda, de Jaén ou de Lucena. Qualifiée par beaucoup de « perle des Juiveries andalouses », cette dernière fut, au Moyen Age, une ville à majorité juive, jusqu’au déclin de sa communauté après le XIIe siècle. En dehors d’un cimetière, aujourd’hui accessible aux visites[3] Fouillé en 2006, c’est le plus grand cimetière juif jamais découvert en Espagne, avec 346 tombes cataloguées., il ne reste plus rien de la splendeur d’antan de cette cité, dont l’école talmudique atteint pourtant, au XIe-XIIe siècles, une reconnaissance internationale. Cet essor spectaculaire a notamment été attribué à la présence, après 1089, du célèbre décisionnaire nord-africain Isaac ben Jacob Alfassi (le RIF, 1013-1103), auteur du Sefer haHalakhoth, sur lequel se base l’ouvrage de référence de la Loi juif, le Shoul’han Aroukh de rabbi Joseph Caro (Tolède, 1488 – Safed, 1575). Un de ses disciples, natif de Séville ou Grenade, Joseph ibn Migash (le Ri Migash, 1077-1141) sera l’objet de nombreuses eulogies de la part de ses pairs, au nombre desquels le rabbin-poète Juda Halévi (1075-1141) natif de Tudela, dans l’émirat de Saragosse.
Séville et sa région
Dernière étape de notre périple, Séville, la capitale éternelle de l’Andalousie, recèle un passé juif longtemps occulté mais, aujourd’hui, remis au goût du jour avec l’essor d’un « tourisme séfarade » en Espagne[4]Séville a fait partie de 2011 à 2016 de l’organisation Red de Juderías (https://redjuderias.org/), avant de la quitter pour des raisons pécuniaires.. Chaque rue, chaque place, chaque lieu du quartier central de Santa Cruz rappelle un aspect, un événement, un personnage lié à la longue histoire de son ancienne « juiverie ». Déambuler dans le lacis des venelles colorées du vieux centre permet ainsi de se replonger dans le passé juif local. Dans la rue Santa Maria la Blanca – l’artère principale de la Judería au Moyen Age – se trouve une église baroque construite sur les ruines d’une ancienne synagogue, dont il ne reste désormais plus que le portail gothique. Séville semble, en dehors de quelques artefacts (en majorité conservés au musée archéologique local) avoir longtemps cherché à masquer les traces d’un judaïsme jadis florissant. Cette ville reste notamment connue parmi les étudiants en Torah pour avoir vu naître le talmudiste et jurisconsulte Yom Tov ben Avraham haSevillî (ou RITVA, 1250-1330), dont les responsa eurent, de son vivant, un retentissement important. Disciple du RASHBA à Barcelone et fin connaisseur des Tossafistes ashkénazes du nord de la France, il exerça la profession de juge rabbinique (dayan) à Saragosse et contribua notablement à la réflexion de la Loi juive au début du XIVe siècle. La concision de ses ‘hidoushim (novellæ) ont assuré la pérennité de ses travaux, aujourd’hui parmi les plus fréquemment cités dans les ouvrages talmudiques de référence.
Red de Juderías, une organisation pour la promotion du judaïsme espagnol
Depuis 1995, les villes espagnoles possédant un quartier juif médiéval sont regroupées dans une organisation à but non lucratif destinée à rénover les vestiges rémanents d’une histoire juive millénaire et à promouvoir, via des événements à thèmes, le patrimoine culturel des Juifs d’Espagne. L’objectif de cette structure, également connue sous le nom de Caminos de los Sefarad (« chemin des Séfarades »), est ainsi de préserver l’héritage architectural, historique, liturgique, linguistique comme gastronomique, des communautés jadis implantées en péninsule Ibérique et expulsées au XVe siècle. Depuis octobre 2016, l’organisation a son siège permanent à Cordoue, tandis que sa présidence tourne, année après année, entre les maires des différentes villes membres. On compte parmi elles – outre les villes précédemment citées – des joyaux répartis à travers toutes l’Espagne, comme Tolède et Ségovie ou encore Barcelone… un patrimoine en dehors de l’Andalousie, dont on vous réserve la visite guidée virtuelle pour un prochain dossier !
Références
↑1 | Cf. Bible, Obadiah 1,20 : “les exilés de Jérusalem répandus dans Sefarad, possèderont les villes du Midi ». |
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↑2 | Cette synagogue privée est, derrière celles de Tolède, le symbole le plus spectaculaire de la présence juive en Espagne au Moyen Age. |
↑3 | Fouillé en 2006, c’est le plus grand cimetière juif jamais découvert en Espagne, avec 346 tombes cataloguées. |
↑4 | Séville a fait partie de 2011 à 2016 de l’organisation Red de Juderías (https://redjuderias.org/), avant de la quitter pour des raisons pécuniaires. |