Les raisons du camouflage
Il y avait bien sûr, dans cette démarche de cacher leurs exactions, une volonté tactique de la part des Allemands : ne pas effrayer leurs victimes, afin d’éviter tout mouvement de panique, et ainsi faciliter le travail des troupes SS chargées des déportations et des meurtres de masse.
Ils firent donc tout pour garder secrètes les destinations des trains en partance vers « l’Est » — vague indication cardinale ne révélant rien —, faisant croire aux malheureux qu’ils seraient relocalisés dans de quelconques camps de travail.
Mais il y a un autre aspect à cette volonté de camoufler leurs méfaits, conceptuelle cette fois: celle de toujours garder une devanture de respectabilité, même lorsqu’on se livre aux pires abominations.
Et c’est là une constante d’un certain « savoir-vivre » germanique , sans doute hérité d’Esaü, leur ancêtre, qui ne cesse de tromper ses proches (seule sa mère, Rivka, n’étant pas dupe) par une piété feinte, une politesse appuyée et même, un niveau de respect de son père plus jamais égalé depuis.
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Le porc, dans le judaïsme, est devenu le symbole de l’impureté totale, plus encore que le lapin ou le chameau, justement à cause de son penchant à exhiber ses sabots fendus (critère de pureté) et à déclarer à tout venant : « Je suis casher ! » Autrement dit : je suis un Mentsch, un humaniste, un éclairé, un philosophe.
Bref, quelqu’un de bien.
Ainsi, durant les exterminations, les Allemands continuaient à s’inquiéter de leur paraître.
Blanchiment de la barbarie
Mille détails sordides viennent raconter à quel point les nazis tenaient à une image propre et respectable d’eux-mêmes.
Tout d’abord, ils légitimèrent leur projet diabolique d’extermination en se donnant la bonne conscience de « nettoyer » l’humanité de scories dangereuses appelées les Juifs. On ne tue pas par plaisir de tuer, mais on « débarrasse » le monde de ses parasites, par un acte de pur altruisme. Présenté ainsi, c’est tout de même autre chose…
Puis, la terminologie qu’ils employaient servait également à dissimuler la réalité du génocide, même à leurs propres yeux. L’extermination totale des Juifs devenait la “Solution Finale”, expression vague et imprécise. Les brutales et massives raffles des ghettos, s’appelaient “Aktsia”, simple “action”, qui en cinq lettres couvrait une infamie sans nom ; et “Desinfektion” devait se comprendre comme “envoi à la chambre à gaz”…
Rav Moché Kaufman, dont le père Sylvain interné à Auschwitz, témoigne avoir vu que les bonbonnes de Zyklon B, destinées au gazage des internés, étaient transportées dans le camp par des… ambulances marquées du signe de la Croix-Rouge.
Encore cette volonté de camoufler l’horreur derrière la devanture du bon samaritain et de souligner à quel point ce produit « précieux » devait « secourir l’humanité ».
Un simple camion aurait été un trop piètre figurant pour cette monstrueuse mise en scène.
Primo Levi, dans son chef-d’œuvre Si c’est un homme, relatant son expérience concentrationnaire à Auschwitz-Birkenau, se rappelle des aubes glacées de la Basse-Silésie polonaise, debout des heures lors de l’Appel, tant redouté.
Sous une pluie battante, transis de froid, habillés de haillons, les Häftlinge partaient au travail au son d’un orchestre jouant des airs à succès de l’époque.
Le cynisme des Allemands voulait que le camp de la mort — dantesque fabrique à tuer qui, dans ses grandes heures, anéantissait plus de 15 000 hommes, femmes et enfants par jour — garde un aspect « culturel », tout en brouillant par des airs à la mode, les cris et coups de feu tirés arbitrairement sur les prisonniers.
Cette bande-son infernale, qui accompagnait les détenus au départ et au retour de leur journée de travail, Levi ne l’oubliera jamais.
Une fois libre, bien après la fin de la guerre, si quelques notes de ces refrains parvenaient à ses oreilles, il se retrouvait aussitôt transporté dans les plaines lugubres et venteuses du Guéhinom polonais.
La vitrine de l’Enfer
Un film récemment sorti sur la Shoah décrit la vie de la famille de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, qui vivait avec sa femme et ses cinq enfants dans une maison mitoyenne du camp :
Hedwig, son épouse, a fait de l’endroit un petit paradis où il fait bon vivre, avec jardin potager, propreté à l’allemande, et surtout la si « pratique » proximité du travail de son mari.
Ce qui se passe de l’autre côté du mur de la petite maison des Höss est suggéré par des échappements de fumée noire dans le ciel au loin, -celle des fours crématoires-, d’une fumée blanche qui passe et repasse à l’horizon de l’impeccable décor, -celle des trains de déportations qui arrivent avec leur cargaison humaine-, par un esclave en habit rayé qui vient s’occuper du jardinage, par la distribution de beaux vêtements soigneusement sélectionnés et volés aux déportés
Le réalisateur a pris le parti — peut-être le seul possible dans une fiction sur la Shoah — de ne rien montrer et de tout suggérer à travers les Höss.
C’est la vitrine parfaite, d’une famille exemplaire, qui éduque bien ses enfants, et dont le père, fatigué par une éprouvante journée de travail (passée à diriger la plus grande fabrique de mort que la terre ait portée), s’endort satisfait, en racontant une histoire bien germaine, de fées et d’ogres, à sa petite fille…
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Enfermés dans leur bulle de certitudes, les assassins se sont donné bonne conscience, vivant dans l’effroyable déni de leur monstruosité.
La vie continue, proprette et bien rangée.
Tuer, mais sans y paraître, en restant quelqu’un de bien, en cultivant son jardin et ses valeurs d’éducation : n’est ce pas ça le comble de l’horreur?
Circulez, y’aryen à voir. Alles ganz normal, alles in Ordnung!
C’est la bien la pire monstruosité, et la signature du Mal absolu.
Que ce soit via le cinéma, la littérature, les débats publics, les Gentils ne cessent de s’occuper et d’être préoccupés par le thème de l’extermination des Juifs sous le 3ᵉ Reich, et ce, de façon presque obsessive.
On estime à 400 le nombre de films de fiction qui ont été réalisés sur le sujet depuis 50 ans. Depuis 2022, pas moins de trois films sont sortis sur la période de la Shoah, l’un ayant même remporté le Grand Prix du Jury à Cannes 2023, et ayant été nominé cinq fois aux Oscars américains.
Anomalie historique
La préparation froide et calculée, puis la mise à exécution de l’assassinat d’un peuple entier, en plein 20ᵉ siècle, dans une Europe civilisée ayant porté haut sur ses drapeaux les valeurs d’humanisme, de liberté et de fraternité est en effet extrêmement perturbante.
D’autant plus que ce meurtre à échelle dantesque (pour lequel un nouveau mot va devoir être inventé : « génocide ») a été mis en place par la nation-phare de la civilisation européenne, avec la collaboration (très) active de la majorité des pays qu’elle avait occupés.
80 ans après, la question de l’extermination des Juifs entre 1939 et 1945, par les héritiers des Lumières, ne cesse donc de tarauder l’Occident. Car c’est bien lui et ses conceptions qui, en fin de compte, ont engendré cette abomination.
La Shoah n’est pas africaine, asiatique ou sud-américaine.
Elle est occidentale.
Mais ce ruminement compulsif du sujet ne veut pas dire remise en question. On observe que cette tragédie incommensurable n’oblige en rien les nations à en tirer des conclusions. Bien au contraire.
L’agitation autour du sujet est plus de l’ordre d’un ressassement maladif que d’une réflexion vraie et engageante sur ce qui a entraîné cette catastrophe universelle.
D’ailleurs, on le voit : cette multiplication de films et de fictions, plastiquement très soignés, n’a aucun écho positif dans l’opinion publique ambiante.
L’ hostilité à Israël est en ce moment à son paroxysme, et ces représentations de la Shoah n’ont pas été un garde-fou aux déferlements de haine de l’après 7 octobre.