« Ils sont fous ces Juifs ! » Qui n’a pas pensé cela au moins une fois en observant en détail le fonctionnement de la cuisine dans une maison juive ? Il est vrai que le nombre de lois qui réglementent la sélection, la conservation, la préparation et le service des aliments pour une famille juive a de quoi effrayer le novice en la matière.
Ce qu’il faut comprendre avant d’aller plus loin dans la revue générale de ces règles, c’est qu’elles constituent un ensemble logique et cohérent qui correspond à un système visant in fine à se séparer des autres nations[1]Nation, goy en hébreu, n’a aucune connotation négative. C’est un peuple parmi les soixante-dix mentionnés dans la Torah. Dans le judaïsme, les Juifs se considèrent comme une nation à … Continue reading, afin de conserver sur le très long terme un héritage bien spécifique : un texte et son commentaire !
En effet, sur le plan social, partager un repas à l’extérieur de chez soi doit être quasiment impossible, et cela, afin de limiter les interactions avec les non-Juifs — manger ensemble pouvant amener, de proche en proche, à une relation intime, voire un mariage. Le « compagnon» est celui avec qui l’on peut partager son pain en confiance.
וְאַתֶּם תִּהְיוּ-לִי מַמְלֶכֶת כֹּהֲנִים וְגוֹי קָדוֹשׁ
Vé atem tiheiou li mamlékhét Kohanim vé goy kadosh
Vous serez pour Moi un royaume de prêtres et une nation sainte[2]Exode 19.6
Ce verset renferme l’essence de la programmation du peuple juif : devoir de pureté dans le Service divin, participation au monde sans s’y assimiler. Sur le plan spirituel effectivement, nos Maîtres de la Cabale nous enseignent que l’enjeu de notre régime alimentaire, notamment, est l’intégrité de ce qui nous relie chacun à notre « source divine » : יעקב חבל נחלתו — Yaacov ‘hevel ne’hlato —, la « corde » de l’héritage de Jacob, ce cordon éthérique qu’est l’âme juive, tendue entre le corps et l’Infini divin. Manger autre chose que ce que les lois de la cacherout prescrivent altèrerait notre capacité à rester relié à nos origines premières.
Si tous les végétaux nous sont permis, nous ne mangeons en revanche qu’une sélection d’animaux, ceux auxquels nous, Juifs, avons le droit de ressembler : mammifères doux, ni prédateurs ni charognards, oiseaux non rapaces, poissons libres, etc. L’épigénétique nous confirme aujourd’hui ce que la sagesse juive professe depuis 3 500 ans : ce que nous mangeons nous construit.
Ainsi, concrètement, la cuisine dans une maison juive n’accueille que des aliments autorisés par les autorités rabbiniques en charge de leur contrôle. Cela implique des pratiques et des ustensiles comme le tamis pour passer la farine, suspecte de charançons, et souvent un nombre incalculable de boîtes hermétiques pour enfermer tout ce qui pourrait être envahi par les insectes !
Le second grand principe alimentaire après celui de la sélection exclusive des animaux consommables est l’obligation d’en ôter tout le sang, car il est dit que de l’une des parties de l’âme circulant dans le sang — le nefesh — proviennent les traits de caractère répréhensibles. Ceux-ci sont en rapport précis avec les quatre éléments que toute matière physique renferme. Ainsi, l’élément terre favorise le développement de la paresse et de la mélancolie, l’eau l’attirance pour les plaisirs, l’air la frivolité, la raillerie et la vantardise et le feu la colère et l’orgueil. C’est le fondement d’une alimentation diversifiée et équilibrée entre tous ces principes nutritifs. Aujourd’hui, on achète la viande cachérisée par le boucher mais les cuisines traditionnelles conservent encore les grilles sur lesquelles on fait égoutter la viande crue salée et rincée[3]Les abats font l’objet d’une préparation encore plus minutieuse et doivent être cuits en grillade.
Un autre principe premier de l’art de manger cacher est la séparation des flux carnés et lactés. Là encore, seule la sagesse juive profonde révèle l’origine de cette contrainte qui semble aberrante à première vue. Deux notions cabalistiques sous-tendent ce principe : valeur intrinsèque et ordre. Selon la hiérarchie de l’Arbre de Vie[4]Structure séfirotique ou sefirot , la viande relève de ce monde-ci — Olam hazé — et de la sphère de la Royauté — Malkhout — l’extériorité des choses, leur réalisation concrète, alors que le lait correspond au monde qui vient — Olam haba — et à la sefira Bina, une dimension intellectuelle, l’intériorité de la pensée. Puisque nous pouvons ainsi consommer de la viande directement après avoir bu du lait — toute opération est d’abord « intérieure » — et que nous devons attendre six heures pour consommer du lait après avoir mangé de la viande, toute la cuisine est organisée autour de l’identification de ces flux carnés et lactés et de leur organisation afin qu’ils ne se rencontrent pas. Ainsi, et sans entrer dans les infinis détails de cette organisation, les cuisines juives ont deux vaisselles — ‘halavi (lacté) et bassari (carné) — et deux batteries de casseroles et de marmites. Du moins, le phénomène est-il assez récent, nos aïeux sépharades notamment ne consommaient pas du tout de lait, beurre, crème ou fromage. En Israël, les familles les plus orthodoxes et qui peuvent se le permettre ont ainsi des éviers dédiés et parfois même deux cuisines.
Les poissons appartenant à un « règne » distinct eux aussi, nous prenons soin de changer de couverts entre les plats de poisson et de viande, notamment le Chabbat, qui impose la consommation de poisson le vendredi soir et recommande la viande pour l’agrément de ce jour spécial, ‘Oneg Chabbat, le Délice du Chabbat.
Le temps est une dimension tout aussi importante que la matière. Chabbat et Yom Tov — les jours fériés du calendrier juif — orientent encore l’action dans une autre direction : avoir tout à disposition pour se régaler et réjouir ses invités… sans travailler, ne serait-ce qu’allumer la cuisinière. C’est la raison pour laquelle les Juifs ont déployé des trésors d’ingéniosité pour préparer des mets qui se bonifieront pendant la nuit de vendredi à samedi.
L’autre grand rendez-vous temporel de l’année juive pour la cuisine, Pessah — la Pâque —, en constitue le point culminant : la recherche et l’élimination de tout ‘hamets, le levain, nécessitant de revisiter chaque placard, d’en condamner certains, de protéger les plans de travail, de cachériser les fours, bref, de changer toutes nos habitudes et… de vaisselle !
On trouve encore de curieuses choses dans une cuisine juive traditionnelle : par exemple, la boîte à tsédaka pour entraîner chaque jour les enfants à pratiquer l’aumône ; des sidourim — les livres de prière et autres bénédictions que l’on prononce après les différentes sortes de repas et de collations ; un calendrier hébraïque ; la fameuse plata, cette plaque qui conserve au chaud les plats de Chabbat puisqu’il est interdit d’allumer et d’éteindre le feu ; des minuteurs pour programmer l’éclairage pour les mêmes raisons ; un koum-koum conçu sur le même principe, qui délivre de l’eau brûlante pendant les vingt-cinq heures que durent Chabbat et Yom Tov ; une poêle toute cabossée, recyclée pour une seconde vie, destinée à l’encens purificateur ; tout un assemblage de bougies et de lampes à huile que les femmes allument en toutes occasions (Rosh ‘Hodesh, chaque début de mois, hiloula[5]Anniversaire du décès des grands tsadikim[6]Juste, Sage, Maître, etc.).
On l’aura compris, une cuisine juive est piégeuse ! Elle ne se prête qu’aux membres de la famille qui pratiquent le même niveau de cacherout et l’apprentissage de son usage précis n’est pas toujours terminé à la fin de l’adolescence !
Références
↑1 | Nation, goy en hébreu, n’a aucune connotation négative. C’est un peuple parmi les soixante-dix mentionnés dans la Torah. Dans le judaïsme, les Juifs se considèrent comme une nation à part : goy kadosh, une nation sainte, séparée des autres. |
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↑2 | Exode 19.6 |
↑3 | Les abats font l’objet d’une préparation encore plus minutieuse et doivent être cuits en grillade |
↑4 | Structure séfirotique ou sefirot |
↑5 | Anniversaire du décès |
↑6 | Juste, Sage, Maître |