Dans ce roman touché par la grâce, Franz Kafka rejoint, sous la plume érudite de l’auteur, Stefan Zweig, Eduard Einstein et Romain Gary entraînés comme lui dans le courant de la grande histoire. Il tisse les récits de trois personnages étroitement liés entre eux par leur dévotion à l’écrivain au crépuscule de sa vie : Robert Klopstock son ami étudiant en médecine, Dora Diamant, son épouse, Ottla, la sœur adorée.
Le roman s’ouvre par un prologue percutant. Laurent Seksik, lui-même médecin, reproduit l’acte de décès circonstancié de Franz Kafka, le 3 juin 1924, tel que rédigé par le Docteur Hugo Hoffmann, administrateur du sanatorium de Kierling près de Vienne. Puis les trois personnages par lesquels Franz Kafka nous est révélé entrent un à un en scène. Le destin de chacun portant inexorablement son empreinte.
« Robert, tuez-moi, sinon vous êtes un assassin. » Ces dernières paroles du mourant ont été pour Seksik le déclencheur du roman. Sur son lit de souffrance, Kafka implore son jeune ami – Robert Kloptock a tout juste 25 ans, de lui administrer la dose de morphine qui mettra fin à sa torture. L’étudiant en médecine, qui caressait alors le projet de devenir écrivain, avait rencontré Kafka à l’hiver 1921, dans un sanatorium des Hautes-Tatras. Toute sa vie il sera hanté par son geste et deviendra très vite un éminent chirurgien spécialisé dans le traitement de la tuberculose, mais aussi, le traducteur du Procès en hongrois.
« Crie-leur du profond de ta gorge enflammée que Franz Kafka a trouvé l’amour, que Franz Kafka ne veut plus mourir » implore de son côté Dora, éperdue de chagrin. D’où le titre du roman. Dora Diamant va connaître une destinée extraordinaire. Elle survivra à la persécution nazie (mais y perdra les textes de Franz qu’elle conservait), puis par miracle aux purges staliniennes. Réfugiée à Londres, elle apprendra l’élimination de toute sa famille en Pologne. Elle vivra quelques mois en Israël, accomplissant un souhait improbable de Kafka. Elle offrira au kibboutz Ein Harod la brosse à cheveux de l’écrivain avec laquelle elle l’avait coiffé sur son lit de mort et dont elle ne s’était jamais séparée.
Ottla, la sœur, la confidente, son inconditionnel soutien. Le jour où Franz meurt, elle est à Prague dans la maison familiale et attend dans l’angoisse des nouvelles du sanatorium. Alors, dans l’intimité de sa chambre, elle puise dans le tiroir d’une commode ce texte magnifique, ce cœur battant de l’œuvre de Kafka, la Lettre au père dont Seksik nous offre de généreux extraits et qu’elle a recopiée de sa main.
« L’encre qui a servi à écrire ces mots a baigné dans l’âme de son frère et infusé dans sa souffrance et trempé dans sa peine. Aucune douleur au monde ne la bouleverse plus que cette douleur-là, rien ne la rapproche plus de son frère que ce monceau de feuilles. » Par Robert, nous apprendrons que le 3 juillet 1943, Ottla célèbra le 60ème anniversaire de la naissance de Franz, à Theresienstadt où elle était internée depuis un an, qu’elle se porta volontaire, mi-août, pour accompagner un convoi de 1200 enfants polonais pour Auschwitz et que tous furent gazés à leur arrivée.
A travers les voix de ce cercle restreint de fidèles, l’immense talent de Laurent Seksik nous restitue des pans entiers d’une œuvre d’une grande modernité qui nous parle au présent comme elle parlait déjà aux plus grands intellectuels de son temps.
Laurent Seksik, Franz Kafka ne veut pas mourir, Edition Gallimard, 2023, 338 p.