Dans Les exportés, la journaliste Sonia Devillers relate avec une sobre précision l’histoire de sa famille maternelle, des Juifs roumains victimes d’un effroyable trafic humain à grande échelle. Quel autre pays que la Roumanie a vendu ses juifs contre des cochons ? Ils furent des dizaines de milliers à servir de monnaie d’échange pour pallier les besoins d’une agriculture déficiente durant les deux premières décennies de l’ère communiste. Ce fut néanmoins le secret le mieux gardé du régime, même au sein des plus hautes instances du gouvernement, du parti communiste et de la fameuse Securitate.
Silence ou réponses évasives également du côté des grands-parents, comme de la mère de l’auteure. Pourquoi et comment Gabriela et Harry Greenberg, leurs deux filles et leur grand-mère Roza ont-ils quitté la Roumanie et débarqué à Paris en 1961, à la veille de Noël ? Autant de questions qui ont poussé Sonia Devillers à remonter le cours de leur histoire, longtemps après le décès de ses grands-parents.
Le couple avait réchappé à la politique antisémite du Maréchal Antonescu, lequel avait validé la déportation de toute la population juive roumaine avant sa destitution en 1944. Tournant résolument le dos à cette page sombre, à l’instar du parti communiste qui gomma la responsabilité du pays à l’égard de ses Juifs, Harry et Gabriela mirent toute leur énergie à faire partie de l’élite et de l’intelligentsia du nouveau régime. Ils abandonnèrent leur patronyme, trop connoté, pour celui de l’héroïne d’un roman en vogue au sortir de la guerre. Dès lors Harry et Gabriela Deleanu, leurs filles Léna et Marina — la mère de l’auteure — vont connaître la vie privilégiée des membres de la « nomenklatura » roumaine. Jusqu’au moment où ils seront mis à l’index, sans raison. Ils vont tout perdre, devenir des parias, être emprisonnés, menacés, dépossédés, monnayés puis vendus à l’étranger. Ils vont rejoindre les rangs de cette traite massive d’êtres humains organisée entre 1959 et 1965 par le ministère roumain de l’Intérieur et un intermédiaire britannique pour le moins douteux, Henry Illes Jakober. Moyennant la somme de 12 000 $, après maintes péripéties, la famille Deleanu va obtenir ses visas de sortie et figurer sur la liste de Jakober de décembre 1961 contre un troupeau de vaches frisonnes, 15 porcs landrace anglais et un verrat landrace danois — le bonus par excellence. De cet échange immoral, aucun des candidats à la liberté n’aura jamais connaissance, jusqu’à la déclassification progressive des archives, consécutive à la chute du mur de Berlin et grâce aux chercheurs et historiens sur les travaux desquels Sonia Devillers s’appuie pour combler les nombreux manques du récit familial, car « aux descendants d’exilés, il y a une part du voyage qu’on ne raconte jamais » écrit-elle.
Au terme de son enquête journalistique, Sonia Devillers est en mesure de répondre à cette question : combien un humain vaut-il en bétail, machines-outils, ou en dollars — à partir de l’ère Ceaucescu ?
Dans la postface de l’édition de poche des Exilés, l’auteure tire cette conclusion : « Je ne serais pas née française si ma mère n’avait pas été vendue par son propre pays. On doit, parfois, la vie à une infamie. […]Ce livre met en lumière une réalité occultée, celle de tout un peuple qui, même après la Shoah, a continué d’être persécuté en Roumanie. Et que dire des réflexions maintes fois adressées à l’auteure depuis la parution du livre : « Eux, au moins, ils ont pu partir… » porteuses d’accusations à peine contenues.