« On ne peut donner que deux choses à ses enfants : des racines et des ailes. »
proverbe juif cité par le Rav Noah Weinberg
Lettre à l’enfant
Tu n’es pas encore né que je suis déjà inquiète. Il paraît que c’est normal. On me dit qu’il te faudra connaître ton histoire, tes ancêtres, ce qui fait de nous ce peuple et pas un autre. Nos douleurs, nos joies, nos pardons, nos souvenirs sont nos racines. N’oublie pas d’où tu viens, mon petit, car une fois que tu sauras tout cela, que tu te sentiras en confiance sur cette terre que tes pieds caressent en marchant, il te faudra partir loin de ceux que tu aimes, loin de ce qui t’est familier. Il te faudra partir loin de moi. Oui, une fois bien enraciné, il te faudra accepter de quitter ce cocon qui te rassure. Il te faudra aller de l’avant.
Mon cœur se brisera mais il le faut, me dit-on. Il faudra que tu t’envoles. Que verras-tu alors ? Qui croisera ton chemin? Impossible de le savoir, impossible de le prévoir.
Une fois que tu sauras d’où tu viens, il te faudra découvrir où tu vas. C’est notre destin. Je ne peux rien faire mon enfant, à part t’attendre ici, au milieu des arbres et de leurs racines ancestrales qui s’entremêlent. T’attendre, et prier.
Voilà ce qu’on m’a dit : « On ne peut donner que deux choses à ses enfants : des racines et des ailes. » C’est beau, fort et inquiétant aussi. Je me sens tout à coup responsable d’une autre vie que la mienne, de toi qui virevoltes dans mon ventre. Il me faut à mon tour te transmettre tout ce que j’ai appris, tout ce que j’ai découvert jusqu’ici : te donner des racines et des ailes.
Alors j’accepte. Cependant, je n’arrive pas à comprendre comment tu pourrais t’envoler si tes racines te retiennent. Je ne voudrais pas que tu aies à les déchirer ni à t’abîmer les ailes à force de les battre. Alors j’ai réfléchi : qui a dit que les racines partaient de nos pieds, que les ailes s’accrochaient à notre dos ? Imaginons autre chose : tes ailes partiront de tes pieds afin de t’envoler, et tes racines, elles, sortiront de tes bras, de ton cœur et de ton âme, pour atteindre les Cieux, et tu sauras alors que l’Éternel veille sur toi. Je voudrais que tu te sentes léger, que tu aies confiance en la vie, car notre histoire, avant d’être celle d’un peuple, est celle de l’humanité tout entière. Peu importe où tu iras, tes racines, telles les lianes d’une jungle invisible, te porteront vers l’autre, te feront voyager, découvrir et t’émerveiller ; elles t’empêcheront de tomber.
Tes pieds n’auront plus besoin de porter ton corps ni de te lier à la terre, je voudrais qu’ils s’amusent plutôt à te faire prendre de l’élan, à courir et qu’enfin, ils te permettent de t’envoler. La vie est bien trop courte, il faut l’aimer de tout son être, même dans les instants les plus difficiles, même lorsque tu peines à respirer. Surtout dans ces moments-là d’ailleurs, il te faudra l’aimer malgré toutes les douleurs que tu pourras éprouver.
J’aimerais aussi que tu puisses faire des cabrioles dans le ciel, sauter de nuage en nuage, caresser la cime des arbres, admirer les astres et les saisons. Il te faudra aimer la plus petite des fourmis jusqu’à la plus immense des baleines. Il faudra que tu comprennes, mon petit, que nous ne sommes que d’infimes grains de poussière dans l’Univers infini. Surtout, n’ayons pas la prétention d’être plus ! Ces grains sont déjà si fascinants : observe-les, note leurs différences, ose les magnifier ! Émerveille-toi de tout ! Que la science devienne poésie, que l’effort se transforme en joie ! Mon petit, le sais-tu? le ressens-tu, toi aussi?
J’avais une boule au ventre quand j’ai commencé à t’écrire, je sentais le poids de la transmission, l’inquiétude d’une mère et, maintenant, j’ai l’impression de m’envoler à mon tour à tes côtés !
Quelle chance de pouvoir te mettre au monde ! Quelle magie que de t’avoir fait grandir en moi et de pouvoir enfin te dire cela : vis mon enfant, vis de toutes tes forces ! Réinvente le monde ! Tes racines célestes partiront de ton cœur, elles te guideront toujours, même dans les nuits les plus noires. Et tes ailes, ah ! tes ailes ! Elles ne font pas qu’accompagner tes pas, non, puisqu’elles chatouillent ton sérieux, caressent tes chevilles et effacent tes douleurs. Que la douceur de la vie te fasse oublier tes chagrins.
Voilà mon petit, tu es prêt et je le suis aussi. Tu peux enfin naître, notre séparation va enfin commencer. Ce sont ces racines et ces ailes que je voudrais t’offrir. Tu vas respirer seul pour la première fois. Nous allons nous quitter un instant pour mieux nous retrouver. Je suis là, je te le promets. N’aies pas peur, je t’attends. Le monde t’attend.
Et puisque la vie est un tableau de Chagall, pleine de couleurs, de sacré et de poésie… A toi de t’y envoler.