Le temps présent, celui de la cruelle réalité d’une chambre d’hôpital, d’un corps branché à des machines, celui d’un visage insensible aux appels comme la main reste insensible aux pressions, ce temps présent percute un passé recomposé en un récit qui s’écoule avec la force d’une rivière.
Une rivière de mots. Ceux que la narratrice collectionne depuis l’enfance tels des trésors.
Trésors d’une langue acquise jour après jour, à coup de volonté autant que de passion.
Avec une émotion parfaitement maîtrisée, exprimée par des images hautes en poésie, Nathalie Ohana raconte la complexité des relations tissées avec une mère pétrie d’un amour inconditionnel et sans limite pour sa fille unique.
Dans le silence de la chambre d’hôpital, la narratrice redevient l’enfant et parcourt le long chemin vers cette mère qui s’absente au monde, usée par une vie de frustrations, de mésestime de soi, de soumission et plus encore de secrets inavoués, de non-dits répercutés d’une génération à l’autre.
Une mère en mode de survie, faute d’avoir pu s’épanouir.
Une enfant qui n’a jamais pu trouver sa place.
Face à ce visage tendrement aimé mais fermé, elle en prend progressivement conscience.
Elle réalise qu’elle a toujours vécu en porte à faux vis-à-vis des autres, durant toute sa scolarité et ses études.
Lui reviennent le souvenir de son huitième anniversaire auquel aucune de ses camarades de classe n’avait daigné assister, celui de ses professeurs d’hypokhâgne sabrant de rouge ses copies.
Les codes, les référents culturels lui échappaient alors. Et à la maison, sa mère demeurait inaccessible à ses mots, éludait les questions, jouait
de sa surdité pour ne pas comprendre.
En exil de sa ville natale, Tunis, de sa langue qu’elle ne peut pratiquer qu’au marché d’Aligre, près de Bastille, auprès des marchands arabes, cette dernière a davantage subi sa vie que réalisé ses rêves. Issue d’une famille juive
tunisienne, elle n’a pas fait d’études, s’est mariée très jeune, divorcée très vite, remariée sur le tard.
Tout cela est enfoui, verrouillé.
Entre la mère et la fille s’était établi un rituel fondé sur le déni, voire le mensonge.
Pour calmer les angoisses de sa mère, la fille devenue adulte s’astreignait à parler « la langue des bonnes nouvelles ».
Rien ne devant transparaître qui risquerait de mettre à mal le statu quota cite.
« De l’extérieur de la chambre », observe-t-elle, « je t’ai regardée à travers la vitre. J’ai retrouvé la sensation que j’ai toujours eue avec toi. Celle de sentir entre nous une vitre épaisse qui ne laissait jamais mes mots arriver à toi ».
Au chevet de sa mère dans le coma, les sentiments comme les mots se libèrent peu à peu de leurs chaînes invisibles et pourtant si pesantes : « Pour toi, écrire c’était être impudique. C’était frapper dans toutes nos zones de honte. »
Roman de Nathalie OHANA. ED. Frison-Roche, 130 p.