Par la petite lucarne, Shelomo regarde le paysage si bien dessiné de cette nuit froide d’hiver ; une lune pleine, un ciel étoilé, la ruine d’un château. À l’aube de l’adolescence, cette beauté lui était insupportable, nous dit-il, car elle était confisquée. Il n’avait que quatorze ans et avait vécu avec ses parents dans le ghetto de Chrzanow. Un an plus tard, il se trouve dans un camp de travail dans des conditions effroyables qui chaque jour épuise et où, chaque matin, l’on compte les morts.
Né en 1928, à Szczakovia, une petite cité industrielle de Silésie près d’Oswiecim (Auschwitz), Shelomo restera seul survivant de la Shoah, son père assassiné dans le camp de Faubrück, en Allemagne, dès 1942. Il perdra ensuite sa mère et une de ses deux sœurs. La liste des camps où il sera déporté — neuf au total — est comme une litanie de la souffrance, du malheur et de la solitude. Alors oui, la beauté est insupportable mais elle est paradoxalement présente et reconnue comme un espoir. Sa jeunesse lui permet de survivre à deux marches de la mort.
En 1945, à Terezin, alors que le camp est libéré, un médecin militaire russe, et juif selon Shelomo, remarque, sur un tas de cadavres, un jeune homme agonisant. Shelomo est pris en charge par l’hôpital militaire. Il doit sa survie à des soins constants mais il entre dans une période d’amnésie qui durera sept ans. L’oubli de la terreur et de l’effroi permet ce que l’on nommerait aujourd’hui une forme de résilience.
En 1946, s’engageant au sein du mouvement sioniste DROR avec 700 autres rescapés, il embarque à la Ciotat, pour la Palestine, sur le bateau Tel Haï. Alors qu’il avait traversé clandestinement l’Allemagne et la Belgique, l’épopée malheureuse continue et le bateau est arraisonné par la Royal Navy. Il séjournera en prison dans le camp d’Atlit.
Ainsi, Shlomo Selinger doit sa vie à une suite de combats sans cesse renouvelés. Plus tard, c’est en choisissant le granit, la pierre la plus réfractaire, la plus dure au burin, qu’il manifestera sa volonté indestructible de vie et l’affirmation d’un art qui, par l’épreuve, cherche à atteindre la beauté. Près de la mer Morte, il rejoint le Kibboutz Beit Haarava ; détruit par les Jordaniens lors de la guerre d’Indépendance de 1948, il se souvient des 60 obus tombés. Constamment menacée, sa vie de nomadisme ne s’arrête donc pas en Terre promise. Il fonde le kibboutz Kabri en Galilée avec une équipe de pionniers.
La voix de Shelomo aujourd’hui est souvent entrecoupée de silences, mais son ami et biographe Jean Patrick Razon, présent à ses côtés, relie le fil des événements d’une vie dense. Shelomo se retourne vers son épouse Ruth, présente à ses côtés comme elle l’a toujours été. Il ne tarde pas à évoquer un amour qui changera véritablement son destin car c’est en sculptant pour elle un petit bonhomme dans de l’écorce d’arbre qu’il décide de sa voie. Il fréquente alors la menuiserie du Kibboutz et commence sa vie de sculpteur.
Premier jeune sculpteur israélien, il reçoit le prix Norman de la Fondation America-Israël. Shelomo fait alors une confidence qui fera sourire : pour épouser Ruth, la famille de celle-ci organise une séance de spiritisme par laquelle l’autorisation d’épouser sa bien-aimée sera accordée. Aux miracles successifs de sa survie s’ajoute ainsi, avec humour, celle des esprits ! Lorsqu’il évoque son passé, Shelomo ne se pose pas en victime mais en vainqueur modeste : surmonter de telles épreuve lui a donné des forces et le courage de vivre, d’aller de l’avant.
Marié en 1956, il entre à l’École des Beaux-Arts de Paris. Désormais, il partagera sa vie entre la France et Israël. S’il rencontre nombre d’artistes présents à Paris, il rend aujourd’hui hommage à son professeur, Marcel Gimond, qui lui enseigne le travail de la terre glaise. Travailler la matière dure est pour lui une thérapie. La sculpture permet d’affronter le retour de la mémoire, la création doit être construction. La relation à la matière suppose aussi un dialogue : « Je respecte la volonté de la pierre sans forcer, comme en amour, il doit y avoir réciprocité. »
Il apprend en Bretagne, chez les forgerons, à forger ses propres outils. Il taille le grès des Vosges, le granit rose de Perros-Guirec, y devient citoyen d’honneur puis Chevalier de la Légion d’honneur en 1989. La France, qui lui a fait commande d’une cinquantaine d’œuvres, y inscrit l’histoire d’une nation, notamment le mémorial de la Résistance à la Courneuve. Son œuvre, de plus de 800 créations monumentales, s’impose dans les espaces publics. « Je taille la lumière apparente et la lumière cachée ». Son inspiration rappelle le souvenir d’une enfance juive en Pologne, une thématique de la lumière cachée puis révélée. Du Musée de Galilée ou celui d’Art Moderne de la ville de Paris, au monument ouvrant la voie vers le Jardin des Justes à Yad Vashem et celui du prophète Elie sur le Mont Carmel, ses œuvres marquent le lien de deux nations « parce que la vie prime tout ».
Crédit photo, Jean Patrick Razon.