Nous sommes le 7 octobre 2023, sur le parking du kibboutz de Réïm, non loin de la bande de Gaza. Il est 8 heures du matin. Vlada,[1] Le témoignage de Vlada, ainsi que ceux d’autres survivants des massacres du 7 octobre peuvent être consultés sur le site suivant : … Continue reading une jeune femme qui participait au festival « Tribe of Nova », croit voir sa dernière heure arriver. Elle voit autour d’elle le corps d’une femme gisant à terre, avec une balle dans la tête. Elle appelle sa mère pour lui dire qu’elle est en train de fuir les terroristes, qu’elle va bientôt ne plus pouvoir continuer à courir, qu’elle va s’effondrer. Son petit ami, Roy, l’encourage, lui demande de raccrocher et de ne surtout jamais s’arrêter de courir. Elle court sans s’arrêter pendant plus de quatre heures.
Dans son témoignage, elle nous livre les pensées qui l’habitaient pendant sa fuite : « Pendant toutes ces heures où j’essayais de survivre, j’ai reconsidéré les choses, j’ai pardonné à tout le monde, j’ai aimé tout le monde, je me suis souvenue de tous ces moments où je ne disais pas assez à ma mère qu’elle était ce que j’avais de plus précieux au monde. »
L’histoire de Vlada illustre la transformation que le peuple d’Israël et tous ceux qui, parmi les Nations, se sentent solidaires de son destin ont traversés depuis les événements du 7 octobre. C’est une immense téchouva — repentance — collective où, une fois passés la sidération et l’effroi, les egos se sont subitement évanouis et où chacun a pris conscience de faire partie d’un même tout. D’un coup, les divisions de la veille nous ont semblé tout à fait dérisoires et tout le monde est devenu tendu vers l’objectif de transformer les ténèbres en lumière : consoler les familles endeuillées, témoigner de l’horreur, accueillir les familles du Sud et du Nord, soutenir les familles dont les enfants ou les pères sont au front, apaiser les amis ou voisins en proie au chagrin, au désespoir, aux doutes et aux angoisses.
Rappelons le récit de la création du monde :
« Au commencement, D.ieu créa le ciel et la terre. Or, la terre n’était que solitude et chaos ; des ténèbres couvraient la face de l’abîme et le souffle de D.ieu planait à la surface des eaux.
D.ieu dit : « Que la lumière soit! » Et la lumière fut. D.ieu considéra que la lumière était bonne, et il établit une distinction entre la lumière et les ténèbres. D.ieu appela la lumière Jour, et les ténèbres, il les appela Nuit. Il fut soir, il fut matin, un jour. » (Genèse, 1, 1-5)
Le Mal — les ténèbres — est ainsi un principe inhérent à la Création et, à l’instar du Créateur, l’Homme, grâce à son libre-arbitre, s’est vu confier la responsabilité de transformer les ténèbres en lumière.
Or, c’est à l’intérieur de nous-mêmes que se livre le combat le plus difficile. Dans la tradition hassidique, le bitoul — annulation de l’ego — est en effet le travail essentiel auquel chaque Juif doit se livrer pour se débarrasser du Mal. De ce travail sans cesse renouvelé découle la fin de l’anxiété, du doute et du chagrin, l’amour inconditionnel de D.ieu, par-delà les épreuves de la vie, et la pure joie d’exister. Robert Louis Stevenson l’a si bien dit : « Découvrez l’endroit où réside la joie et donnez-lui une voix bien au-delà du chant. Rater la joie, c’est tout rater [2] Robert Louis Stevenson, dans The Lantern-Bearers et d’autres essais (New York: Cooper Square Press, 1999)..» La joie rime avec la clairvoyance. Maimonide explique qu’à l’époque des prophètes, aucun d’eux ne pouvait accéder à la prophétie s’il n’était dans un état de joie totale[3]Hilkhot Yessodei ha Torah (7.4). Le Sfat Emet en explique la raison : « Car la joie est la source du Roua’h hakodech — Esprit Saint. » Comme expliqué par le Rav Dessler dans Mikhtav me Eliahou, quand nous ressentons de la joie, nous nous approchons de l’énergie de hessed — bonté — infinie qui a inspiré la création du monde.[4]Rav Dessler, Michtav Me Elihaou V, pp 78-79 C’est pourquoi les commandements que nous avons reçus ne prennent sens que s’ils sont accomplis dans la joie. « Toutes les maladies qui s’abattent sur l’homme, toutes viennent de la dégradation de la joie », disait le Rabbi Nahman de Breslev, grande figure du hassidisme. « D.ieu n’est pas avec celui qui est triste. »[5]Rabbi Nahman, cité par Marc-Alain Ouaknin, dans Athur Green, La Sagesse dansante de Rabbi Nahman, Albin Michel, p. 12.
Il n’existe malheureusement pas d’antidote universel pour réaliser ce bitoul. À ce sujet, d’ailleurs, le Rav Ginsburg, un grand maître de la tradition hassidique et kabbalistique, rapporte l’histoire suivante : « Peu de temps avant de mourir, les disciples du Baal Chem Tov, — l’arrière-grand-père de Rabbi Nahman et le fondateur du hassidisme — lui ont demandé selon quels critères ils pourraient lui choisir un successeur. Le Baal Chem Tov leur répondit de demander à chaque candidat potentiel comment surmonter l’ego. S’il leur définissait de manière ferme un antidote, c’était le signe assuré qu’il n’était pas celui qu’ils devaient choisir. »[6]Rav Ginsburg, Transformer les ténèbres en lumière, Gal Einai Publishing
Cependant, le livre des Psaumes de David et le livre de Job, qui font partie des grands « livres thérapeutiques » de la tradition juive, nous livrent quelques précieuses clés.
En effet, ce qui caractérise le livre des Psaumes et en fait le livre de choix pour les personnes — Juifs comme non-Juifs — traversant des périodes de chagrin et de souffrance, c’est la soumission du roi David devant D.ieu et les épreuves que celui-ci lui envoie. « En vertu de son humilité devant D.ieu et ses sujets, le roi David se vit accorder la force et la conviction qui lui donnèrent la capacité de diriger courageusement son peuple, avec l’autorité qui convenait à un dirigeant d’Israël », écrit le Rav Ginsburg. Cette humilité caractérisait également Moïse, le leader auquel D.ieu a choisi de transmettre la Torah, et sera l’une des vertus essentielles de notre futur Machia’h — Messie —, issu de la lignée du roi David.
Une seconde clé très précieuse nous est livrée par le livre de Job. Job, un homme pourtant rempli de foi et d’amour envers D.ieu, est accablé par tant d’épreuves que, le cœur rempli de chagrin et d’incompréhension, il se mure dans le silence. Trois amis — Eliphaz, Bildad et Tsophar — essaient de le consoler, utilisant chacun sa propre méthode « thérapeutique ». Mais tous les trois échouent, car ils ont une posture prétentieuse et moralisatrice, justifiant les actes de D.ieu envers Job et en venant ainsi à le blâmer de sa propre souffrance. Job demeure donc incapable d’accepter ce qui lui arrive avec amour et soumission devant D.ieu et les premiers mots qu’il prononce sont pour maudire le jour de sa naissance. À la suite de ces tentatives infructueuses, un quatrième personnage intervient, le jeune Élihou. Lorsque Élihou prend la parole, montrant une authentique empathie envers Job, il éveille l’amour que Job ressent au fond de lui pour D.ieu. La compassion du jeune « thérapeute » a été la seule capable d’abattre les murs dans lesquels l’ego de Job l’avait enfermé. Job avait succombé au chagrin, car son image de lui-même s’était dégradée : il souffrait en quelque sorte de se voir souffrir, dans un cercle vicieux qu’il lui devenait impossible d’enrayer sans une aide extérieure. C’est alors son prochain — son « alter ego » — qui, guidé directement par la lumière divine, aide Job à reconstruire une image positive de lui-même pour ressentir à nouveau l’amour de D.ieu et transformer sa souffrance en joie.
À la fin du livre de Job, D.ieu lui-même s’adresse à Job et déploie tous les mystères de la création devant lui. Job est maintenant apte à recevoir cette révélation des secrets de la Torah car la souffrance extrême qu’il a endurée et surmontée l’a hissé à un plus haut niveau d’humilité et de joie. « Pour le Rabbi Nahman — écrit Arthur Green —, la seule joie authentique est celle qui naît de la lutte, de l’affrontement à bras-le-corps avec la face douloureuse de la vie, dont il s’agit de s’emparer pour la transformer en joie. L’accession à la joie est processus dialectique : la joie simple tient tête à la tristesse et la ramène à elle-même, créant ainsi une joie d’une qualité nouvelle et plus complexe. »[7] Athur Green, La Sagesse dansante de Rabbi Nahman, Albin Michel
À certaines occasions, le Mal prend une forme extérieure plus facile à identifier et à combattre. Le 7 octobre, nous avons pu ainsi reconnaître le mode opératoire d’Amalek, cette nation issue d’Esaü, dévorée de générations en générations par une haine gratuite et irréductible du peuple juif, et procédant par la surprise et l’attaque des plus faibles d’entre lui.[8]Au cours de l’histoire, Amalek a pris différents visages : le roi Agag au temps du roi Saül, le ministre Haman et ses volontés génocidaires dans le livre d’Esther. Aujourd’hui, Amalek … Continue reading
La Torah nous enjoint d’entretenir à chaque génération le souvenir d’Amalek :
« Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek sur le chemin, à votre sortie d’Égypte. Il te rencontra en chemin, démembra tous les gens affaiblis sur tes arrières, quand tu étais las et épuisé ; il ne craignait pas D.ieu. Ainsi… tu effaceras le souvenir d’Amalek de dessous les cieux, n’oublie pas. » (Deutéronome 25, 17-19)
Et pourtant, un peu avant ce commandement, la Torah nous avertit : « Tu ne dois pas détester l’Égyptien car tu as séjourné comme étranger dans son pays. » (Deutéronome 23, 8) Comment résoudre cette apparente contradiction ? Le Rabbin Jonathan Sachs explicite la différence entre l’Égypte et Amalek[9]The Face of Evil, by Rabbi Jonathan Sachs: https://www.chabad.org/parshah/article_cdo/aid/2837614/jewish/The-Face-of-Evil.htm . L’Égypte nous a oppressés parce qu’elle avait peur de notre force. Mais, après la septième plaie, les conseillers de Pharaon, qui avaient avant tout à cœur la prospérité du royaume, lui ont dit : « Ne vois-tu pas que l’Égypte est ruinée ?» (Exode, 10, 7) Les acteurs rationnels, guidés par le calcul de leur intérêt bien compris, vont être tentés de trouver une issue à un conflit lorsqu’ils constatent qu’il le mène à l’autodestruction. « L’Égypte reconnaîtra que je suis D.ieu. » (Exode 14, 18) Au contraire, la haine d’Amalek envers D.ieu et le peuple juif est inexpiable. Rien, pas même le risque d’autodestruction, ne peut l’en détourner. « Amalek » a la même valeur numérique — 240 — que « safek », qui signifie « doute » en hébreu. Les plaies qu’il nous inflige sont en effet aussi bien physiques que morales : Amalek a pour intention que nous nous sentions abandonnés par D.ieu et isolés des nations. Il veut prouver aux Nations que l’alliance du peuple d’Israël avec D.ieu est un mythe. Ainsi, après la sortie d’Égypte, Amalek a réuni toutes les nations du monde dans le but de les coaliser contre Israël.[10] Mekhilta de Rabbi Shimon Bar Yocha, sur l’Exode 17, 8 Les nations lui ont répondu : « C’est impossible, Pharaon a essayé et lui et ses armées ont été noyées. » Mais le récit de la sortie d’Égypte et des miracles qui l’ont accompagnée n’ont pas intimidé Amalek : « Je vais les attaquer en premier. Si je suis victorieux, vous pourrez alors vous joindre à moi », dit Amalek aux autres Nations. Amalek a perdu son combat contre Israël, comme ce fut le cas à chaque fois qu’il s’est attaqué à lui. Mais son objectif est moins de « vaincre Israël » que de souiller et mettre en doute la sainteté de D.ieu et du peuple de l’Alliance en attaquant ses représentants dans le monde physique. D’après le Yalkut Shimoni, un recueil médiéval d’interprétations de la Torah, le passage du Deutéronome cité plus haut sur Amalek se réfère à des sévices sur les parties génitales des hommes hébreux, dans le but de profaner l’Alliance que D.ieu a nouée avec le peuple d’Israël à travers la Mila.[11] Yalkut Shimoni sur le Deutéronome 23, 8
Le souvenir d’Amalek, que nous demande d’entretenir la Torah, n’est pas destiné ici à cultiver une rancune ou un sentiment de vengeance. Bien au contraire, il s’agit de se reconnecter avec le moment de réveil moral que provoque l’irruption d’Amalek dans le monde. Amalek est en quelque sorte notre antithèse et nous renvoie le miroir de la sainteté vers laquelle nous devons tendre pour connaître la joie véritable. Et le fait que l’attaque d’Amalek soit survenue le jour de Simha Torah est lourd de sens : ce jour est, comme le décrit Jonathan Sachs, « celui où nous dansons avec les rouleaux de la Torah, comme si le monde était un mariage et le livre une mariée, avec le même abandon dont le roi David faisait preuve lorsqu’il ramena l’arche sainte à Jérusalem.[12] Le Pouvoir Profond de la Joie, par le Rabbin Jonathan Sachs : https://www.rabbisacks.org/covenant-conversation/reeh/le-pouvoir-profond-de-la-joie/ » C’est le point ultime de l’année, le moment où nous terminons et recommençons le cycle annuel de lecture la Torah, celui où, par l’entremise d’une joie pure et totale, l’intimité entre D.ieu et le peuple de l’Alliance atteint son paroxysme. C’est donc, contrairement à l’intention d’Amalek, le moment le plus propice pour que le peuple d’Israël se reconnecte à sa vocation de faire régner la sainteté de D.ieu sur la terre.
Le récit de Vlada se termine par cette étonnante conversation avec sa mère :
« Nous sommes arrivés au moshav et j’ai téléphoné à ma mère. Toutes les deux avons pleuré et avons remercié le Ciel. Elle m’a dit qu’elle m’achèterait un gâteau quand je reviendrai et je lui ai répondu « Quel gâteau maman ? Je n’ai vraiment pas faim après une telle journée. » Elle m’a dit « Si, si, car tu es née à nouveau aujourd’hui, tu es une héroïne, à partir d’aujourd’hui ta vie a changé, tu es protégée, sois reconnaissante tous les jours. »
Comme Vlada, le peuple d’Israël retiendra le 7 octobre comme le jour où il a transformé les ténèbres en lumières.
Références
↑1 | Le témoignage de Vlada, ainsi que ceux d’autres survivants des massacres du 7 octobre peuvent être consultés sur le site suivant : https://www.october7.org/fr/post/appr%C3%A9ciez-la-vie-aimez-la-vie-pardonnez-dites-aux-gens-autour-de-vous-que-vous-les-aimez |
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↑2 | Robert Louis Stevenson, dans The Lantern-Bearers et d’autres essais (New York: Cooper Square Press, 1999). |
↑3 | Hilkhot Yessodei ha Torah (7.4 |
↑4 | Rav Dessler, Michtav Me Elihaou V, pp 78-79 |
↑5 | Rabbi Nahman, cité par Marc-Alain Ouaknin, dans Athur Green, La Sagesse dansante de Rabbi Nahman, Albin Michel, p. 12. |
↑6 | Rav Ginsburg, Transformer les ténèbres en lumière, Gal Einai Publishing |
↑7 | Athur Green, La Sagesse dansante de Rabbi Nahman, Albin Michel |
↑8 | Au cours de l’histoire, Amalek a pris différents visages : le roi Agag au temps du roi Saül, le ministre Haman et ses volontés génocidaires dans le livre d’Esther. Aujourd’hui, Amalek correspond davantage à un esprit qu’à une nation définie. |
↑9 | The Face of Evil, by Rabbi Jonathan Sachs: https://www.chabad.org/parshah/article_cdo/aid/2837614/jewish/The-Face-of-Evil.htm |
↑10 | Mekhilta de Rabbi Shimon Bar Yocha, sur l’Exode 17, 8 |
↑11 | Yalkut Shimoni sur le Deutéronome 23, 8 |
↑12 | Le Pouvoir Profond de la Joie, par le Rabbin Jonathan Sachs : https://www.rabbisacks.org/covenant-conversation/reeh/le-pouvoir-profond-de-la-joie/ |