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De Cyrus aux ayatollahs, l’histoire tumultueuse des juifs d’Iran

Qu’ont donc en commun le prophète Habacuc, la « reine Esther » ou encore l’ancien chef d’État-major de Tsahal, Shaul Mofaz ? Tous trois sont des Juifs de Perse ; certains diraient aujourd’hui d’Iran. Retour sur l’histoire d’une communauté bientôt trimillénaire.

L’histoire des Juifs d’Iran est non seulement l’une des plus anciennes, mais également l’une des plus riches et des plus pérennes de Diaspora. Si les vestiges archéologiques et les témoignages littéraires restent rares pour documenter l’histoire des Juifs de Perse sous l’Empire achéménide (559-330 av. l’è.c.), ils sont en revanche nombreux pour les périodes ultérieures (époques des Parthes, puis des Sassanides). Une histoire vieille de vingt-huit siècles dont les Juifs d’origine iranienne s’enorgueillissent, se considérant comme les descendants des exilés judéens de l’époque assyrienne (VIIIe siècle av. l’è.c.), fiers d’une culture qui rayonna — du Moyen Âge à l’Époque moderne — sur une grande partie de l’Asie mineure, caucasienne et centrale.

La Perse au cœur des textes juifs

La défaite des Israélites contre Salmanazar V, roi d’Assyrie et de Babylonie, au VIIIe siècle av l’è.c., conduit à la déportation de nombre de vaincus vers la Perse après -722 (II Roi, 17). Les Juifs d’Ispahan — troisième ville d’Iran aujourd’hui — voient dans « l’exil de Babylone » l’origine de leur communauté singulière.

Crédit : Mohammad Gharipour,
AKDC@MIT

Alors qu’après sa victoire sur la Babylonie, le fondateur de l’Empire perse, Cyrus le Grand, autorise les Judéens en exil à regagner — avec leur trésor national — leur terre d’origine et à reconstruire leur Temple, certains préfèrent rester dans un État multiethnique qui leur garantit sécurité et bien-être[1]Livre d’Esdras (1, 1-11).

C’est néanmoins sous les souverains parthes arsacides (250 av.-224 apr.) que débute l’âge d’or des Juifs de Perse et la rédaction du Talmud dit de « Babylone » (IIIe-VIe siècles). Corpus monumental, ce texte rapporte plusieurs anecdotes relatives aux relations qu’entretiennent les souverains perses avec les Juifs d’alors ; notamment à l’époque des Sassanides, des Zoroastriens qui vont se montrer plus hostiles aux minorités de leur empire multiethnique que ne l’étaient leurs prédécesseurs[2]Talmud de Babylone, Berakhot 56a, Mo’ëd Katan 26a, Baba Metzia 119a….

Juifs dhimmis et communautés hétérodoxes en terre d’islam

Au VIIe siècle, les conquêtes arabo-musulmanes changent la nature de la domination, sans pour autant modifier la situation sociale des Juifs de la région. Ces derniers acquièrent, à l’instar de leurs voisins chrétiens et mazdéens, le statut de dhimmi, qui garantit la protection du calife en échange d’une obéissance aux autorités islamiques et de l’acceptation d’une infériorité, religieuse comme sociale, dans la sphère publique. Ces bouleversements politiques, qui interviennent dans un contexte de guerres associées à des épidémies, font naître chez les Juifs d’Iran des courants sectaires (le karaïsme d’Anan ben David, VIIIe s.) et des mouvements messianiques (Abou Issa d’Ispahan, VIIIe s.), voués — selon l’historien musulman Shahrastânî (1086-1153) — à renverser le régime musulman qui s’est hissé au pouvoir.

Le Shi’isme rend les Juifs « impurs »

La Perse connaît, à l’Époque moderne, une ère d’essor et d’innovations. Le renouveau intellectuel qui caractérise l’État safavide (1501-1736) et impose le shi’isme duodécimain comme religion officielle sur tout le territoire perse, élabore une législation religieuse inédite : la nejasat (« impureté ») — un principe rituel jusque-là ignoré par les docteurs de la loi islamique — relègue les « Gens du Livre » (juifs, chrétiens…) et promulgue des règles strictes pour organiser une société perse encore très cosmopolite[3]Au XIXe siècle encore, les Juifs — accusés de souiller l’eau — avaient l’interdiction de sortir par temps de pluie., de sorte que la précarité gagne de nombreuses communautés au XVIe siècle. Pour y échapper, nombre de Juifs acceptent de rejoindre l’islam, de gré ou de force, individuellement ou collectivement. De cette période tragique nous est parvenu le Ketâb-e Anûsî (Livre du converti de force) composé par Bâbâ’î ben Lotf, un auteur de la seconde moitié du XVIIe siècle, qui relate les persécutions sporadiques que subissent les Juifs entre 1613 et 1662. Son petit-fils, Bâbâî ben Farhâd, complète, au siècle suivant, la connaissance de ces vagues de conversions en publiant le « Ketâb-e Sargozasht-e Kâshân dar Bab-e ‘ebri va Goyimi Sâni » (Livre des événements de Kashan touchant les Juifs) pour rappeler le sort de la petite communauté de l’oasis de Kashan, contrainte d’embrasser l’islam en 1729, à l’heure où l’Empire safavide se meurt.

L’instauration de la dynastie qadjare (1796-1925)

Installés sur les bords de la mer Caspienne depuis les invasions mongoles, les Qadjars forment une dynastie iranienne d’origine turkmène. Ils règnent sur l’Iran de 1789 à 1925, s’ouvrant à la modernité et aux techniques en provenance de l’Occident tout en travaillant à réduire, dans la sphère publique comme politique, l’influence du clergé shi’ite. Malgré leurs efforts pour améliorer les conditions de vie des minorités qui vivent sous leur autorité, les Juifs de Perse continuent de subir des humiliations de façon épisodique. En 1839, 400 Juifs de Mashhad, une ville sainte située dans le Grand Khorassan, sont ainsi contraints de se convertir à l’islam après l’émeute anti-juive d’Allahdad, responsable d’une trentaine de morts. Si des centaines de Juifs fuient vers l’Afghanistan voisin — en direction notamment de Herat —, les « Nouveaux Musulmans » (Jadîd al-Islâm) se conforment eux aux prescriptions religieuses en public, tout en poursuivant — en secret — la pratique de la religion de leurs pères. Ces crypto-juifs (anoussim) vont progressivement quitter Mashhad à la fin du XIXe siècle pour se rapprocher de Téhéran ou pour gagner la Terre sainte, où ils développent, avec des coreligionnaires natifs d’Asie centrale, le quartier Boukhari de Jérusalem.

Rouleaux de la Torah
synagogue “Bagh-e Saba” de Téhéran
Crédit : www.7dorim.com

Ces persécutions vont considérablement impacter la démographie juive en Perse : de 100 000[4]Ce nombre est même assez faible, si l’on considère que près d’un quart de la communauté juive d’Iran avait rejoint, entre les années 1880 et 1920, le bahaïsme, une religion monothéiste … Continue reading

individus dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la communauté passe à moins de 20 000 au début des années 1820. L’aide apportée par la France et l’Angleterre à ces kéhiloth orientales, comme à celles d’Afrique du Nord, sera, au XIXe siècle, déterminante dans l’évolution vers la modernité des Juifs de la région. L’ouverture d’une école de l’Alliance israélite universelle à Téhéran en 1898 et l’abolition de la dhimma par la révolution constitutionnelle iranienne (1906-1911) constituent, au début du XXe siècle, deux tournants majeurs.

L’occidentalisation des Juifs d’Iran

Au XXe siècle, la communauté juive d’Iran connaît un essor démographique comme économique sans précédent. Très occidentalisée et favorable à la laïcisation de la société iranienne, la dynastie pahlavie (1925-1979) garantit une grande liberté aux minorités religieuses, qui profite largement à la communauté juive dont le nombre de membres atteint à nouveau les 100 000 individus à la veille de la Révolution islamique en 1979. C’est alors la plus importante communauté juive du Moyen-Orient hors d’Israël. Mais les traditions s’amenuisent et l’usage du judéo-persan — langue longtemps privilégiée dans la sphère familiale — recule à mesure que les Juifs d’Iran s’occidentalisent.

Un paradis en terre d’Islam ?

Regardés avec suspicion depuis la prise de pouvoir des Ayatollahs — malgré la participation de certains Juifs à la République islamique par défiance à l’égard du Shah —, les Juifs d’Iran représentent aujourd’hui la deuxième communauté juive en terre d’Islam, juste derrière la Turquie. Forte de 8 000 à 15 000 membres, elle dispose d’un représentant à l’assemblée, la Majlis, possède une maison de retraite et son hôpital propre à Téhéran — doté d’une cuisine cachère —, ainsi qu’une vingtaine de synagogues en activité réparties à travers le pays — dont la moitié dans la capitale. De plus petites kéhiloth se rencontrent à Shiraz, Ispahan, Tabriz ou encore Hamadan — où se trouve le tombeau supposé d’Esther et Mordéchaï.

 

Tombeau supposé d’Esther et Mordechaï à Hamadan
Crédit : www.7dorim.com

Si le sionisme est totalement prohibé et l’hébreu contrôlé dans l’enseignement scolaire, les liens avec les familles installées en Terre sainte ne sont pas pour autant rompus. En revanche, toute démonstration de solidarité avec Israël est assimilée à de l’espionnage et de la trahison, passibles l’un comme l’autre de la peine capitale.

Une prison dorée

Pourquoi rester ? La réponse est autant économique que sociale. Certains Juifs d’Iran possèdent une certaine aisance financière et les plus anciens ne parlent que le persan. Dans ce contexte, l’Aliyah depuis l’Iran s’est considérablement tarie depuis une vingtaine d’années, malgré les incitations financières de philanthropes d’origine iranienne destinées à favoriser l’immigration.

Dicté par un instinct de conservation, l’antisionisme des Juifs d’Iran est aujourd’hui davantage un discours de façade qu’un réel rejet de la culture israélienne. Le judaïsme en Iran est dissocié du sionisme et le grand rabbin de la communauté, Yehuda Garami, se félicitait, en 2020 encore, de ne pas « voir de gardiens à l’entrée de nos synagogues et de nos écoles, contrairement à l’Europe ». Des aspects fallacieux suggèrent que les Juifs sont traités à égalité avec leurs compatriotes musulmans du pays, à l’heure où un Juif de 20 ans, Arvin Nathaniel Ghahramani, attend son exécution dans la prison de Kermanshah pour le meurtre d’un musulman lors d’une rixe survenue en 2022[5]Dans un tweet sur X, l’historienne de la Shoah, Déborah Lipstadt, regrettait « avec inquiétude que les autorités iraniennes soumettent souvent les citoyens juifs à des normes différentes … Continue reading.

Références

Références
1Livre d’Esdras (1, 1-11
2Talmud de Babylone, Berakhot 56a, Mo’ëd Katan 26a, Baba Metzia 119a…
3Au XIXe siècle encore, les Juifs — accusés de souiller l’eau — avaient l’interdiction de sortir par temps de pluie.
4Ce nombre est même assez faible, si l’on considère que près d’un quart de la communauté juive d’Iran avait rejoint, entre les années 1880 et 1920, le bahaïsme, une religion monothéiste proclamant l’unité spirituelle de l’humanité.
5Dans un tweet sur X, l’historienne de la Shoah, Déborah Lipstadt, regrettait « avec inquiétude que les autorités iraniennes soumettent souvent les citoyens juifs à des normes différentes […] dans des affaires de cette nature ».

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