Le nom, nous le savons tous, qu’il soit celui d’un individu ou celui d’une collectivité, est un élément essentiel de l’identité. Porter atteinte à un nom, c’est alors porter atteinte à une identité de la façon la plus intime et la plus radicale.
Syria Palaestina
L’empereur romain Hadrien le savait bien lorsque, au milieu du deuxième siècle de l’ère actuelle, il décida d’effacer tout souvenir du passé juif de ce qui était alors la Judée. Il faut dire qu’il avait ses raisons : celle d’un Empire à son apogée, confronté à un peuple rebelle, refusant de se fondre dans le moule romain, contrairement à toutes les autres nations conquises ou soumises, peuple prêt aux plus grands sacrifices pour se lancer à deux reprises dans des révoltes acharnées et meurtrières. Pour Hadrien, les massacres et déportations, d’une ampleur pourtant effrayante, ne pouvaient plus suffire : après l’échec sanglant de la révolte de Bar Kokhba, en 135, les Juifs furent désormais interdits de séjour sur le territoire de la Judée, et leur capitale Jérusalem fut rasée pour laisser place à une véritable métropole romaine, baptisée Aelia Capitolina. On ne parla plus désormais de Judée, mais on forgea un terme nouveau, adapté au projet impérial : Syria Palaestina, la Syrie palestinienne. Syrie, car on ne voulait plus considérer le territoire de l’ancienne Judée que comme une partie d’un plus grand ensemble régional ; et Palestinienne, car on ressuscitait ainsi habilement, pour les besoins de cette cause véritablement négationniste, le souvenir des anciens Philistins. Peuple envahisseur, certainement lié aux peuples grecs de l’Antiquité, les Philistins avaient certes donné du fil à retordre aux tribus puis aux rois d’Israël, mais ils avaient été soumis par le roi David et définitivement rayés de la carte lors de la conquête assyrienne, au moins sept cents ans avant l’époque d’Hadrien !
Les Juifs pouvaient protester, comme Rachi commençant son commentaire biblique en rappelant le don de la Terre d’Israël aux Patriarches : l’appellation négationniste forgée à l’époque d’Hadrien allait connaître un succès étonnant. Le nom de Syria Palaestina fut conservé par les empereurs byzantins jusqu’à la conquête musulmane, où il fut repris par les maîtres arabes, mais toujours dans la vision d’une simple région de la grande Syrie. De façon intéressante, les Croisés lui préférèrent le nom de « Royaume de Jérusalem ». L’usage, dans le monde chrétien, a du reste été jusqu’à aujourd’hui de parler de « Terre Sainte ». Puis, de 1516 à 1917, vint le tour de l’Empire Ottoman : le pays n’est toujours pas considéré comme une entité administrative autonome, mais il est partagé en trois sandjaks ou régions (Jérusalem, Akko, Naplouse), eux-mêmes rattachés à trois provinces distinctes, celles de Damas, de Sidon et de Beyrouth.
Palestine, où es-tu ?
Le terme de Palestine va réapparaître à l’arrivée des Britanniques : ils ont reçu de la Société des Nations un mandat stipulant l’établissement d’un foyer national pour le peuple juif. Tous les documents officiels parlent désormais de Palestine/Erets Israël, dont tous les habitants, Juifs et Arabes, se voient délivrés des documents d’identité comme « Palestiniens ».
Mon père, issu d’une vieille famille yérouchalmite, était ainsi un Palestinien, au même titre que tous ses voisins arabes, qu’ils soient musulmans ou chrétiens. Lesquels, s’ils adhéraient comme la plupart d’entre eux aux thèses des nationalistes arabes, voyaient d’ailleurs dans cette appellation, pour eux presque injurieuse, une simple importation européenne : leurs dirigeants affirmaient en effet, en toute circonstance, leur appartenance à la Grande Syrie arabe, à laquelle ils disaient se rattacher par des liens nationaux, religieux, linguistiques, géographiques et économiques. De façon générale, lorsqu’on parlait alors de « Palestiniens », il s’agissait donc de Juifs : l’actuel journal israélien Jerusalem Post s’appelait ainsi Palestine Post, de même que l’orchestre symphonique juif se nommait Palestine Symphony Orchestra.
Le tour de passe-passe
C’est un véritable tour de passe-passe qui va se produire avec la création de l’État d’Israël : les Juifs sont désormais israéliens et les termes de Palestine et Palestiniens, tombés en quelque sorte en déshérence, sont définitivement adoptés par les habitants arabes du pays. Ils manifestent d’ailleurs un enthousiasme parfois un peu débridé dans cette nouvelle revendication : Le président du Conseil national palestinien, Rawhi Fattouh, peut ainsi affirmer que les Palestiniens sont le peuple vivant sur la terre appelée Palestine depuis des temps immémoriaux ; le mufti de Jérusalem ajoute sans sourciller que Jérusalem a elle-même été de tout temps une ville palestinienne et musulmane ; la députée américaine Ilhan Omar n’hésite pas, quant à elle, à reprendre le slogan d’Arafat sur Jésus, « le premier Palestinien »…
Ce négationnisme-là lui aussi se porte bien…