Le shalia’h devenu voyageur bibliographe
Né à Jérusalem en 1724 dans une famille d’érudits locaux installés en Terre sainte un siècle plus tôt, Haïm Yossef David Azoulay compte parmi ses aïeux paternels des rabbins marocains originaires de Fès et, du côté maternel, des Sages ashkénazes natifs du monde germanique. Formé par le décisionnaire Isaac HaKohen Rapoport — qui deviendra rabbin de Smyrne —, par le kabbaliste yéménite Sar Shalom Sharabi — le RaSHaSH — et par le talmudiste marocain Haïm ben Attar — le Or Ha H’aïm —, le ’Hida[1]Il est de tradition dans le judaïsme d’appeler les grands maîtres en Torah par l’acronyme de leur nom. ’Hida est ainsi construit d’après les initiales des prénoms et nom de ’Haïm … Continue reading montre depuis son plus jeune âge une impressionnante maîtrise du Talmud et un goût prononcé pour l’histoire juive. Tenu en haute estime par ses maîtres, il est envoyé en Europe à trois reprises (1753-1758, 1772-1778 et 1781[2]Au XVIIIe siècle, la communauté de Hébron est en proie aux persécutions de grands propriétaires arabes et de chefs militaires turcs. La survie des petites communautés juives de Palestine … Continue reading ) comme émissaire — SHaDaR — du Vieux Yishouv, afin de collecter des fonds pour l’entretien d’institutions scolaires religieuses — yeshivoth. Ce seront autant d’occasions pour lui d’enrichir ses connaissances et de rencontrer des érudits en Torah à travers la Diaspora.
Des rencontres déterminantes qui l’encouragent à s’établir en Europe
Appelé à voyager en Europe orientale, le ’Hida aurait — selon la tradition — rencontré le Gaon de Vilna, reconnu comme l’éminence du monde ashkénaze au XVIIIe siècle. Plus vraisemblablement, il obtient une entrevue à Francfort, en Allemagne, avec le rabbin Jacob Joshua Falk, le « Pneï Yehoshua », alors considéré comme l’une des principales autorités talmudiques d’Europe centrale. Il traverse ensuite l’Afrique du Nord entre 1773 et 1777, passe par la France, où il rencontre — selon ses dires en 1774 — le roi Louis XVI à Versailles.
De l’Égypte à l’Italie, via la Tunisie et le Maroc, le rabbin-voyageur s’applique à recenser les œuvres de ses contemporains comme celles des Anciens, s’entretient avec les guedolim de son temps et examine avec attention les collections de manuscrits de littérature rabbinique qu’on lui présente. Résident de la ville de Hébron lorsqu’il se trouve en Orient, il s’installe en 1780 à Livourne, en Toscane, à l’invitation de la communauté juive italienne. Il y est d’ailleurs enterré en 1806. Ses restes seront, à la fin des années 1950, rapatriés en Israël pour être réinhumés au cimetière Har Haménou’hoth — le Mont des Répits —, à Jérusalem, sous la haute surveillance du Rav Mordékhai Eliyahou, un futur grand rabbin séfarade d’Israël (1983 à 1993).
« J’adresse des louanges à D.ieu, qui a fait grand mon nom alors que je suis dénué de tout talent » [3]Citation tirée du Ma’agal Tov (« Le bon Cercle » ou « Le bon Voyage »), le journal de bord et récit d’itinérance du ’Hida entre 1753 et 1778. L’auteur y a consigné ses observations. … Continue reading
Personnage hors du commun, on doit au ’Hida une somme monumentale d’ouvrages, de centaines de biographies de Sages, de la période des Géonim jusqu’à son époque, associées à une bibliographie d’œuvres rabbiniques majeures, parmi lesquelles des manuscrits inédits que le ’Hida a découverts au cours de ses pérégrinations. Ses notes, publiées en deux temps, sous le titre Shem haGuedolim — « Le Nom des Grands » — et Va’ad lé’Hakhamim — « L’Assemblée des Sages » —, restent à ce jour l’œuvre principale du ’Hida. Ce traité en quatre volumes, publié à Livourne entre 1774 et 1798, recense 1 300 lettrés juifs et plus de 1 200 écrits rabbiniques. Fait remarquable, la première livraison a été rédigée de mémoire, alors que son auteur était retenu en quarantaine à Livourne[4]Jusqu’à une époque relativement récente, l’entrée dans un port était conditionnée par une période d’exclusion destinée à identifier les porteurs de la Peste..
Très jeune déjà, ce minutieux travail de recension — le travail d’une vie ! — préoccupait le ’Hida. C’est à l’âge de 16 ans qu’il avait écrit Ha’Alem Davar — « Quelques omissions » —, un ouvrage recensant les erreurs mises au jour dans les livres de Torah au sujet de la chronologie et l’identité des auteurs de la littérature rabbinique. Cet exercice était devenu avec le temps, pour lui, une mitzvah de la plus haute importance : « Imaginez qu’une personne se voit quotidiennement offrir un bon repas. Ne voudrait-elle pas savoir qui lui a préparé et servi sa nourriture ? » Un travail qui demande de la rigueur, de la patience, de l’écoute et un esprit critique hors du commun. En s’appuyant sur des méthodes scientifiques solides, le ’Hida s’évertua ainsi, par exemple, à déterminer l’authenticité d’un commentaire sur les Chroniques attribué à Rachi et en confirma la paternité. Au rang des 71 travaux qui sont attribués au ’Hida, on trouve également une collection de responsas, publiées sous le nom de ’Haïm Sha’al, et des notes sur le Shoul’han Aroukh regroupées dans un petit livre connu comme le Birké Yossef.
Épilogue
L’activité littéraire du rabbin Haïm Yossef David Azoulay embrasse ainsi l’ensemble des domaines de la littérature rabbinique. De l’exégèse à la Kabbale, en passant par la liturgie, l’histoire littéraire et l’homilétique, le ’Hida s’est évertué à produire une œuvre de référence, sourcée et documentée. En cinquante-six années de voyage, de lecture et de compulsion de bibliothèques érudites, du Levant à l’Angleterre, en passant par l’Afrique du Nord et l’ensemble de l’Europe continentale, le sage a examiné des milliers de manuscrits pour en déterminer l’origine et en faire connaître le message. Son œuvre de bibliographe a révolutionné la pensée rabbinique, en introduisant de nouvelles sources, en en confirmant d’autres et en proposant des pistes de réflexion jusque-là insoupçonnées.
Références
↑1 | Il est de tradition dans le judaïsme d’appeler les grands maîtres en Torah par l’acronyme de leur nom. ’Hida est ainsi construit d’après les initiales des prénoms et nom de ’Haïm Yossef David Azoulay. |
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↑2 | Au XVIIIe siècle, la communauté de Hébron est en proie aux persécutions de grands propriétaires arabes et de chefs militaires turcs. La survie des petites communautés juives de Palestine dépend ainsi d’émissaires comme le ’Hida, chargés de trouver l’argent nécessaire au paiement de taxes souvent lourdes et arbitraires. |
↑3 | Citation tirée du Ma’agal Tov (« Le bon Cercle » ou « Le bon Voyage »), le journal de bord et récit d’itinérance du ’Hida entre 1753 et 1778. L’auteur y a consigné ses observations. On y découvre des informations relatives à la vie politique, économique et religieuse de son temps. |
↑4 | Jusqu’à une époque relativement récente, l’entrée dans un port était conditionnée par une période d’exclusion destinée à identifier les porteurs de la Peste. |