Le Mont du Temple, une pomme de discorde
Dans l’entre-deux-guerres, les prières juives au Mur des lamentations, situé en contrebas de l’« esplanade des Mosquées », suscitent de vives inquiétudes au sein du monde arabe et parmi les autorités britanniques, chargées par la Société des Nations de maintenir l’ordre dans la région. La tentative juive – remontant à la fin de la période ottomane – de prendre possession de la totalité de la zone de prière attenante du Mont du Temple inquiète les musulmans qui souhaitent, à la même époque, réaffirmer l’importance historique de la mosquée al-Aqsa et du Dôme de Rocher, juchés sur les ruines du Temple juif. Les installations temporaires (chaises, tables, paravents, objets liturgiques…), disposées devant le Mur à l’occasion des principales fêtes religieuses depuis le début de l’occupation britannique, sont perçues comme des tentatives visant à changer le statu quo. Un photomontage du Dôme du Rocher surmonté d’une étoile de David, utilisé par une Yeshiva de Jérusalem à des fins de collecte de fonds, se révèlera d’ailleurs, dans ce contexte, un bon outil de propagande pour les autorités musulmanes.
Chauffés à blanc par le grand mufti et les imams des mosquées de la Vieille Ville, les Arabes attendent un signal. Une manifestation du Betar (un mouvement de droite sioniste inspiré par Vladimir Jabotinsky), organisée le 15 août 1929, offre un prétexte de choix [1]La Seconde Intifada, fin septembre 2000, sera déclenchée par un événement similaire ; la visite d’Ariel Sharon, le chef de l’opposition israélienne, sur l’esplanade des Mosquées (le Mont … Continue reading) Le vent de colère qui s’ensuit marquera d’une pierre noire l’histoire du Vieux Yishouv.
Des émeutiers fanatisés
Le lendemain de la manifestation, 2000 Arabes qui sortent des mosquées de la Vieille Ville s’en prennent au mobilier juif du Mur et molestent des fidèles en prières, avant de se rendre à Méa Shéarim, le quartier historique ultraorthodoxe de Jérusalem situé à l’extérieur des remparts. Des attaques meurtrières – attisées par des dirigeants du Conseil supérieur musulman – sont lancées dans les jours suivants à l’intérieur des quartiers juifs des villes les plus orthodoxes de la Palestine mandataire, Jérusalem et Safed, mais aussi et surtout Hébron, où se trouve le Tombeau des Patriarches.
Hébron, cœur historique du vieux Yishouv
Située à une trentaine de kilomètres de Jérusalem, la ville d’Hébron – forte de 16 000 habitants – compte une communauté juive orthodoxe, qui passe à l’époque pour la plus ancienne de Palestine, avec des origines précédant les Croisades. 75 % d’entre eux sont des Séfarades. Si l’arrivée de Juifs hassidiques du mouvement ‘Habad vers 1820 et d’une douzaine de familles juives irakiennes en 1848 renforce les effectifs au XIXe siècle, le nombre de Juifs à Hébron chute ensuite avec le tarissement des dons envoyés aux écoles talmudiques locales et le déclenchement de la Première Guerre mondiale, qui s’accompagne de la conscription dans l’armée ottomane des Juifs hébronites. Entre 1890 et 1923, la population juive est ainsi divisée par trois, passant de 1429 membres à 413.
Les appels au sauvetage lancés par le rabbin local Eliezer Dan Slonim encouragent néanmoins l’année suivante la prestigieuse yeshiva lituanienne de Slobodka à s’y installer, avec dans son sillage des centaines de jeunes étudiants en Torah d’origine ashkénaze. Ces derniers ne parlent pas l’arabe (contrairement aux Séfarades) et s’habillent à l’occidentale.
Les malentendus avec la population arabe s’accroissent de ce fait, tandis que l’endettement de certains fellahs auprès de marchands juifs crée une cause de ressentiment supplémentaire.
Les musulmans de la région sont en majorité des descendants de bédouins arrivés de Transjordanie au XVIe et XVIIe siècles. Ils sont, au départ, peu politisés. Mais la proximité du Tombeau des Patriarches rend leur présence à Hébron stratégique aux yeux des autorités musulmanes, qui souhaitent en faire un avant-poste du combat nationaliste.
Un pogrom en Terre sainte
Le vendredi 23 août, jour de prières pour les musulmans, une rumeur circule dans la Vieille Ville de Jérusalem. On accuse les Juifs de vouloir s’en prendre à la mosquée Al-Aqsa. Dans la foulée, certains d’entre eux sont tués dans les rues. Le soir-même, Hébron est touchée. On rapporte que des Juifs auraient à leur tour assassiné des Arabes. L’inquiétude monte dans le Yishouv. Les rabbins des communautés séfarade et ashkénaze d’Hébron demandent au chef de la police britannique locale, Raymond Cafferata, et au gouverneur arabe, Abdallah Kardous, de protéger les Juifs de la ville. On les rassure, affirmant que chaque fois que des émeutes ont éclaté dans la région, Hébron est restée calme. Dans les faits, les renforts demandés par Cafferata lui ont été refusés.
Le lendemain, jour du shabbat, une foule en furie, armée de gourdins, de haches et de couteaux, se déverse dans les rues et passe de maison en maison pour massacrer les résidents juifs. Cafferata rapportera avoir abattu, ce jour-là, un Arabe coupant la tête d’un enfant avec une épée, ainsi qu’un autre homme – vêtu en civil– violentant une juive. Lorsqu’il reconnut soudain un policier de Jaffa, celui-ci s’exclama : « Votre honneur, je suis un policier ! ».
Le grand reporter français Albert Londres, envoyé au Proche-Orient par le quotidien Le Petit Parisien, décrira le massacre de la façon suivante : « Ils coupèrent les mains, ils coupèrent les doigts, ils maintinrent les têtes au-dessus d’un réchaud, ils pratiquèrent l’énucléation des yeux… » et rapportera même « le scalp d’un rabbin » [2]Albert Londres, « Le drame de la race juive… », Le Petit Parisien, 30 octobre 1929, repris dans Albert Londres, Le Juif errant est arrivé, Albin Michel, 1930, p. 271 … Continue reading
Parmi la centaine d’Arabes chrétiens que compte Hébron, aucun ne prend part au pogrom mené ce jour-là et plusieurs participent même au sauvetage de Juifs, en les cachant de leurs bourreaux musulmans au péril de leur vie.
Hébron, cité martyre, symbole de la réécriture de l’histoire
Les blessés se comptent par centaines et 133 Juifs ont été assassinés en quelques heures, soit un tiers de la communauté hébronite. Après le rétablissement de l’ordre, les survivants sont rassemblés comme des malfrats au poste de police britannique, et, confinés trois jours durant, sans nourriture ni eau potable. Ils sont ensuite évacués vers Jérusalem, laissant la ville d’Hébron vide de Juifs ; une première depuis le XVe siècle ! Du côté des Arabes, les autorités britanniques cherchent à minimiser le massacre, niant toute préméditation des émeutiers ; ne condamnant qu’un nombre limité de meurtriers et n’exécutant que deux d’entre eux.
Épilogue : la double peine…
Le fait que les victimes de ce pogrom soient des Juifs orthodoxes hostiles au sionisme met en lumière que le crime s’est opéré sur une base purement religieuse et non sur des fondements politiques. La commission d’enquête dépêchée par Londres en Palestine préconisera en conséquence de limiter l’immigration juive et de réduire la possibilité d’achat de terres aux Arabes pour répondre aux inquiétudes des populations musulmanes. La publication en octobre 1930 du Livre blanc Passfield – du nom du secrétaire d’État aux colonies – empêchera ainsi des millions de Juifs de migrer en Palestine à la veille de la Shoah…
Références
↑1 | La Seconde Intifada, fin septembre 2000, sera déclenchée par un événement similaire ; la visite d’Ariel Sharon, le chef de l’opposition israélienne, sur l’esplanade des Mosquées (le Mont du Temple |
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↑2 | Albert Londres, « Le drame de la race juive… », Le Petit Parisien, 30 octobre 1929, repris dans Albert Londres, Le Juif errant est arrivé, Albin Michel, 1930, p. 271 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206742b/f272) |