Du petit juif allemand persécuté au héraut de la Realpolitik US
Né en 1923 à Fürth, dans une famille juive allemande de Bavière, Heinz Alfred Kissinger fuit avec les siens les persécutions nazies en 1938, dans un contexte de violence croissante pour les Juifs en Allemagne. Émigré aux États-Unis, le jeune écolier de Manhattan assimile facilement la culture américaine, mais peine à perdre son accent natal. Il lui servira bientôt au sein d’une unité du renseignement militaire chargée d’effectuer des missions au-delà des lignes allemandes. Assigné à la dénazification en Europe, il est rapidement muté dans un service dépendant du contre-espionnage dont la mission est de traquer les officiers de la Gestapo en fuite.
Au retour de la guerre, Henry Kissinger assure la formation de futures recrues de ces bataillons d’excellence, tout en poursuivant en parallèle des études en sciences politiques à la prestigieuse université d’Harvard. Diplômé d’un doctorat en 1954, Washington lui confie rapidement la direction de services sensibles, dans un contexte diplomatique où la question nucléaire devient prégnante. Partisan de la « riposte graduée », il conseille tour à tour, entre les années 1950 et les années 1970, l’ensemble des présidents qui se succèdent à la Maison-Blanche, jusqu’à Jimmy Carter en 1977.
Assurant alternativement des fonctions de conseiller à la sécurité nationale et de secrétaire d’État, Henry Kissinger élabore une diplomatie américaine souple, qui préfère à l’escalade militaire le pragmatisme politique. Sa méthode, dont il exposera les bases en 1995 dans un best-seller intitulé Diplomatie, lui permet d’être, au début des années 1970, l’artisan d’un rapprochement inédit entre l’Est et l’Ouest. Sa politique de la « Détente » lui permet en effet de négocier, entre les deux superpuissances, un traité de non-prolifération des armes nucléaires afin d’éviter une guerre atomique. Parallèlement, il prépare une rencontre officielle entre Richard Nixon et Mao Zedong, tout en jetant les bases du retrait américain du Vietnam lors des accords de Paris de janvier 1973.
La Realpolitik que mène Kissinger ne lui garantit néanmoins pas que des amitiés et son élection comme prix Nobel de la Paix, la même année, suscite de violentes polémiques à travers le monde. Il est alors accusé par la gauche européenne d’avoir pris part au coup d’État mené au Chili par le général Pinochet contre le président socialiste Salvador Allende. Bien que blanchi par une commission d’enquête sénatoriale des États-Unis, le diplomate restera la bête noire d’une partie des médias, alors que l’affaire des écoutes dans le scandale du Watergate manque de peu, au même moment, de signer la fin de sa carrière politique.
« Tout gain pour un camp est une perte pour l’autre »
Fort de son Nobel, Kissinger s’embarque en octobre 1973 pour Moscou, puis Tel Aviv, afin de négocier un cessez-le-feu entre Israël et les pays arabes, à l’heure où Tsahal prend le dessus et menace le Caire et Damas. Soucieux de garantir la victoire de l’État hébreu, allié de son pays, il empêche une défaite humiliante de l’armée égyptienne pour permettre d’engager ultérieurement des pourparlers entre les belligérants. Son intervention permet de mettre un terme au conflit et assure aux États-Unis un nouveau rôle de négociateur de la paix au Proche-Orient, en prouvant aux États arabes que l’Union soviétique ne leur sera d’aucun secours. À la fin de la guerre du Kippour, un vrai vaudeville se jouera entre le Premier ministre israélien Golda Meir et le secrétaire d’État Kissinger :
- « Je ne comprends pas que vous, un Juif, puissiez me demander de ne pas faire prisonniers les Égyptiens encerclés. »
- « Je suis d’abord citoyen du monde, puis américain, puis républicain, puis seulement juif ! »
La réponse de la pionnière des kibboutz devenue chef de l’État hébreu est restée anthologique :
- « Ce n’est pas grave… En hébreu, on lit de droite à gauche ! »
Rapidement écarté de la présidence du démocrate Jimmy Carter (1976-1980), Henry Kissinger propose ses conseils à des organisations internationales, comme la Banque mondiale, et revient en force dans les années 1980, après avoir assuré au candidat républicain, Ronald Reagan, une large avance.
Moins présent sur la scène internationale après la fin du second mandat de ce dernier, l’ancien diplomate poursuivra son activité d’écriture entamée en 1957. Auteur prolifique, le spectateur engagé rappelle comme un leitmotiv, à travers son œuvre magistrale, que la stabilité de l’ordre mondial repose sur l’équilibre des puissances et le respect de la souveraineté étatique. Ce message, récemment encore adressé à la Russie de Vladimir Poutine, résonne comme un écho d’une guerre froide que l’on croyait finie.
Le vieil homme n’a pas dit son dernier mot !