Tamara Isserlis n’est pas revenue d’Auschwitz
Dimanche 7 juin 1942 : les Juifs de France, dès l’âge de six ans révolus, doivent porter l’étoile juive, bien visiblement sur le côté gauche de la poitrine, solidement cousue sur le vêtement. Ne pas la porter ou simplement la dissimuler constituaient des motifs de déportation.
Serge Klarsfeld évoque brièvement, dans L’Étoile des Juifs[1]Serge Klarsfeld, L’Étoile des Juifs, Archipel, 2002, p. 150, le sort de Tamara Isserlis, jeune étudiante en médecine de 24 ans.
Au métro Cluny, alors qu’elle sortait de l’hôpital des Enfants Malades, elle sera arrêtée le 8 juin 1942. Motif : sous son étoile jaune, elle portait un ruban tricolore. Tout un symbole !
Elle sera citée par Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014, dans son roman Dora Bruder, comme une possible camarade d’infortune de son héroïne : « Sa carte d’identité, que l’on a retrouvée, indique qu’elle habitait 10 rue de Buzenval à Saint-Cloud. Elle avait le visage ovale, les cheveux châtain blond et les yeux noirs[2]Patrick Modiano, Dora Bruder, Folio, Gallimard, 1999, p. 116. »
Le rapport de la Feldgendendarmerie précise qu’elle n’avait pas montré sa « carte d’identité juive[3]CDJC XLIXa-69 rapport du 8 juin 1942 ».
Internée à la prison des Tourelles malgré l’intervention de son directeur de thèse — l’éminent Pr Robert Debré qui bénéficiait d’une dérogation au Statut des Juifs lui permettant de continuer d’exercer —, avec elle, 66 femmes seront transférées au camp de Drancy, la plupart pour défaut « d’insigne ».
Le 22 juin 1942, elles partiront par le convoi n° 3, direction Auschwitz, le premier convoi comprenant des femmes. Arrivées le 24 juin, elles seront sélectionnées pour des travaux forcés.
Au bout de quelques mois, en novembre, Tamara mourra du typhus.
Elle était née le 17 avril 1918 à Saint-Cloud où vivaient ses parents, Alexandre Isserlis (1884-1945) et Marie Gourevitch (1884-1970). Naturalisés français, originaires de la Russie tsariste et de Lituanie, ils avaient fui l’antisémitisme. En France, sa mère termina ses études de médecine, et son père, ingénieur, travaillait à l’ORT, organisation d’entraide et de formation de Juifs émigrés.
En juin 1940, Tamara n’a pas pris la route de l’exode avec ses parents, son jeune frère Georges, 14 ans, et sa sœur Betty. Externe des hôpitaux, elle restera à Paris et les rejoindra plus tard, à Buzançais, dans l’Indre, avant de rentrer à Paris, rappelée par l’Assistance Publique. Un retour qui lui sera fatal.
Parents, frère et sœurs se réfugieront à Loches — Indre-et-Loire — jusqu’à fin août 1942, avant de rallier la zone libre à Antibes, où ils apprendront la déportation de Tamara. Par prudence, ils partiront à Nice, ville encore protégée par l’occupation italienne. Le Dr Marie Isserlis y dirigeait le centre médico-social de l’OSE qui soignait et plaçait des enfants juifs. En août 1943, ils iront près d’Arles, ville moins exposée.
Resté à Nice, Georges sera arrêté par la Gestapo. Du train où il devait rejoindre Drancy, il réussira à s’échapper par une fenêtre des toilettes, à l’approche de la gare d’Arles où l’attendait le pasteur Pierre Gagnier, membre du réseau de résistance Marcel. Avec son épouse Hélène, ils cachaient des enfants juifs. Fournissant papiers d’identité et certificats de baptême, ils trouvaient des filières vers la Suisse. En 2010, ils seront faits Justes parmi les Nations par Yad Vashem.
À titre posthume, Tamara Isserlis recevra le titre de docteur en médecine.
En 1945, on dénombrait seulement 34 survivants du convoi n° 3…
Nadine Picard, exemptée de l’étoile jaune
Actrice populaire tout au long des années 30, Nadine Picard verra sa carrière anéantie dès la fin 1940.
Née à São Paulo, au Brésil, le 23 novembre 1896, ses parents, originaires de Colmar, partis en Amérique du Sud après la guerre de 1870, reviendront s’établir à Paris au début du XXe siècle.
Lorsque son père meurt en 1917, Nadine vit encore chez sa mère, courtière en perles fines.
Depuis l’âge de 13 ans, elle est passionnée de théâtre. La comédie lui permet de s’affirmer. Avec sa sœur Gisèle, elle fait le Conservatoire de Paris et, à seulement 22 ans, elle est au théâtre de l’Odéon pour incarner Suzanne, l’un des rôles principaux du Mariage de Figaro de Beaumarchais. En 1925, son nom sera à l’affiche du Mariage de Monsieur le Trouhadec de Jules Romains, pièce mise en scène et interprétée à la Comédie des Champs-Élysées par l’immense Louis Jouvet.
Elle enchaîne les rôles à la Potinière, à la Michodière, etc.
Tout naturellement, l’artiste prend le virage du 7e art. Elle tourne avec les plus grands réalisateurs une quinzaine de rôles entre 1931 et 1938 sous la direction de Raymond Bernard — fils de Tristan Bernard —, Léonce Perret, Abel Gance, Pierre Billon, Georges Lacombe, Maurice Diamant-Berger. Elle donne la réplique aux plus grands : Charles Vanel, Fernandel, Pierre Brasseur, Victor Francen, Jean Tissier…
Le décret du 6 juin 1942 du régime de Vichy réglementant les professions artistiques l’empêcheront de poursuivre son activité.
Heureusement, Nadine sera protégée par son mari. Henri-Joseph Fayol, ingénieur chimiste, sera pendant l’Occupation le principal distributeur de fer, fonte et d’acier de l’Office central de distribution des produits industriels. Un rouage essentiel.
Début juin 1942, ce mari protecteur demande au Secrétaire d’État à la Production Industrielle une faveur pour son épouse : qu’elle soit dispensée du port de l’étoile jaune.
Jean Bichelonne, polytechnicien et haut fonctionnaire avant-guerre, transmet sans hésiter la demande et souligne le rôle de Fayol, « d’une importance primordiale dans les circonstances auxquelles doit faire face l’économie française » : « Henri Fayol, au nom de sentiments devant lesquels je ne peux que m’incliner, est venu me faire part de l’impossibilité dans laquelle il se trouverait de continuer à pourvoir à l’accomplissement de sa tâche si les dispositions de l’ordonnance du 29 mai 1942 devaient être applicables à Mme Fayol. »
Sur la base de ces arguments, l’exemption de l’étoile jaune est accordée jusqu’au 31 août 1942 et prolongée jusqu’au 31 novembre 1942.5
Nadine Picard-Fayol restera vivre à Paris, sans être inquiétée. À la Libération, son mari poursuivra sa carrière dans l’empire industriel textile Boussac, avec des responsabilités au CNPF — Patronat Français. Lorsqu’il meurt en 1982, il n’est pas inhumé dans le caveau familial mais dans celui des Picard, au cimetière du Montparnasse. Sa famille n’avait pas accepté son mariage avec une Juive…
À l’abri du besoin, l’ex-actrice mènera une vie très mondaine jusqu’à sa mort, en 1987, à 91 ans, dans un quasi anonymat.