S’il est mot, un concept, que tout non Musulman doit connaître, c’est celui de « dhimmi » : il désigne, en terre d’Islam, Juifs et Chrétiens, ainsi que les membres de toutes les autres minorités non musulmanes tolérées par les autorités. Ils y furent, en général, systématiquement persécutés, humiliés ou même contraints à la conversion. A l’heure où la présence massive de l’Islam en Europe soulève des interrogations, cet article nous permettra de comprendre le statut des minorités dans le Dar- el-Islam, c’est-à-dire les pays conquis par les armées musulmanes. Il y eut certes de nombreuses périodes, durant lesquelles des souverains libéraux protégeaient leurs sujets juifs ou chrétiens ; elles ne peuvent cependant nous faire oublier ce que fût le quotidien des non-musulmans dans les pays dirigés par des princes mahométans : humiliations, violences, assassinats couverts par la police et les tribunaux, y furent des pratiques courantes.
L’expansion de l’Islam
L’Islam, sous la conduite de Mohammed, entame son expansion dès 636. Cette conquête sera contenue en France à Poitiers, en 732 et, à l’autre bout du monde, en Chine à la même époque. Les populations conquises vont devoir assumer leur nouveau statut de peuples asservis. Mais commençons par le commencement, alors que l’Islam cherche à s’imposer dans la péninsule arabique. En 628, profitant d’un traité de non-belligérance (Hudaybiya) avec les tribus juives de La Mecque, Mohammed s’attaque aux Juifs de la grande oasis de Khaibar. La ville une fois conquise, il les contraint à signer le pacte de la Dhimma, qui leur octroie une autonomie religieuse et économique. Les paysans de Khaibar devaient toutefois remettre la moitié de leurs récoltes à leurs nouveaux maîtres, qui pouvaient à tout moment les déloger de leur terre. En échange, ces tribus juives se voyaient protégées contre les razzias des nomades bédouins. Ils durent, par ailleurs, céder aux musulmans une partie de leurs lieux de cultes.
Cette forme de contrat juridique inspira, par la suite, tous les accords conclus entre les conquérants musulmans et les populations conquises. Et c’est ainsi que naquit, de l’Espagne aux confins de l’Inde et de la Chine, le statut du dhimmi. Comme nous allons le montrer, ce statut est essentiellement mis en place pour dominer et humilier les peuplades conquises.
Lourdes impositions
Les peuples dhimmis devaient s’acquitter de plusieurs impôts : le Kharaj et le Jizya, prélevés par des collecteurs. Les agents du fisc bénéficiaient d’une escorte armée et se logeaient aux frais des contribuables. Durant la collecte, tortures et maltraitances étaient chose courante. Les chefs des communautés dhimmis devaient se rendre chez le collecteur d’impôts et se tenir devant lui dans des postures humiliantes. Ils pouvaient ensuite s’acquitter de leur impôt puis repartir, non sans avoir toutefois reçu un soufflet.
Aux débuts de l’expansion islamique, ce régime d’humiliation suscitait la terreur. Nombreuses furent les populations qui acceptèrent alors de se convertir, afin d’échapper à la dhimmitude. Les maîtres musulmans réagirent à ces conversions peu fiables en imposant un nouvel impôt, la Fay, à toutes les couches de la société dhimmie. Ainsi, même après avoir adopté l’islam, ces populations continuèrent à subir cette lourde taxation. Le résultat le plus probant fut, comme on s’en doute, l’arrêt de ce mouvement de conversion. En effet, les chefs musulmans ne se montraient pas plus généreux envers les nouveaux convertis qui, outre leur dignité perdue, demeuraient accablés de lourdes impositions.
Ambivalence
Dès les premiers siècles, les conquêtes musulmanes sont marquées par une politique ambivalente. En général, les conquérants mettaient en place des administrations dirigées par des musulmans, auxquels on adjoignait des fonctionnaires dhimmis, aux compétences bien plus solides que celles de leurs maîtres. Cette politique, de cependant, ne faisait pas l’unanimité. Ainsi, Omar II (717-720) pouvait proclamer : « Supprimez les fonctionnaires dhimmis. C’est autant un devoir que l’anéantissement de leur foi ». Tout au long des siècles, les populations de dhimmis ont ainsi connu une alternance de périodes de tolérance et de longues années de persécution. L’Espagne des Almohades est souvent citée en exemple : pendant l’émirat puis le califat de Cordoue (912-1031), c’est en effet l’époque de « l’âge d’or » des Juifs en Espagne musulmane, en particulier sous le règne d’Abd al-Rahman III (912-961). Son conseiller juif, le médecin ‘Hisdaï ibn Chaprout, s’occupait autant des affaires étrangères que du commerce extérieur et de la douane. Les Juifs étaient alors des sujets respectés mais ils demeuraient tenus, en dépit de cette tolérance royale, de porter un vêtement distinctif. Ils n’avaient pas non plus le droit de porter des armes ni de monter à cheval en présence d’un Musulman. Pour les juristes égyptiens, il était clair, en 1739, que « ni le Juif ni le Chrétien n’a le droit de monter à cheval, avec ou sans selle. Ils peuvent monter sur un âne avec un bâton. S’ils passent près d’un groupe de Musulmans, ils doivent mettre pied à terre et ne peuvent monter sur un âne qu’en cas d’urgence, maladie ou départ pour la campagne » (Al-daman-Hûri). Autre illustration : en Erets Israël, les Juifs avaient peur de rester sur leur âne quand ils croisaient un Musulman (James Silj Buckingham in Travel in Palestine). Cette interdiction est restée en vigueur au Yémen, au Maroc, en Libye, en Irak et en Perse, jusqu’au début du 20ème siècle !
L’influence positive des Européens
Protégés mais humiliés, les Juifs ne connurent de répit qu’à partir de la colonisation européenne. Les Européens vont en effet mettre en place une administration et surtout des juridictions conçues sur le modèle de leurs pays d’origine. Ils introduiront, par exemple, l’importante et symbolique réforme des témoignages : les tribunaux devront désormais accepter la recevabilité du témoignage d’ un dhimmi. Les Musulmans tenteront par tous les moyens d’empêcher l’instauration de cette nouvelle règle juridique, abolissant de facto le statut d’infériorité du dhimmi.
Malgré tout, les témoignages fournis par les voyageurs qui ont sillonné les pays où s’appliquait la charia nous offrent une instructive illustration de la situation des Juifs jusqu’aux débuts de l’ère moderne. Ainsi, Barton Lloyd, grand voyageur britannique, décrit ce qu’il voit en Algérie, peu avant la conquête française : « À Alger, un janissaire, selon son inclination, pouvait arrêter et battre le premier Juif rencontré dans la rue, sans que ce dernier n’ose rendre des coups ou s’en protéger ».
En Erets Israël même, le grand écrivain français Chateaubriand nous livre en 1807, dans son « Itinéraire de Paris à Jérusalem », une saisissante description de l’état des Juifs de Jérusalem sous le joug implacable des autorités musulmanes de l’empire ottoman : « Objet particulier de tous les mépris, il baisse la tête sans se plaindre ; il souffre toutes les avanies sans demander justice ; il se laisse accabler de coups sans soupirer ; on lui demande sa tête, il l’a présente au cimeterre (…) Il faut voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leur propre pays. »
Les Juifs marocains évoquent de leur côté le martyre de la jeune Solica Hachouel, dite Laïla Soulica, décapitée à Fès en 1834. Les fréquentes accusations de blasphème contre l’islam et son prophète susciteront des périodes de massacres et de persécution : à Tunis en 1876, à Alep en 1889, à Hamadan en 1876, à Suleymanié en 1895, à Téhéran en 1897, ou à Mossoul en 1911.
Nous voilà donc bien loin de l’image d’Épinal colportée par les propagandistes de l’harmonie sociale et de la symbiose culturelle entre, notamment, les Juifs et les Musulmans !
Et nous devons, en guise de conclusion, rappeler le principe directeur de la législation concernant les dhimmis : celle-ci n’a d’autre but que de les humilier par toutes sortes de moyens, et de leur imposer un statut d’infériorité, joint à une stricte séparation du reste de la société. La résilience des communautés juives en terre d’Islam à cet esclavage déguisé en est d’autant plus remarquable : durant de longs siècles, les communautés séfarades et orientales, au riche héritage culturel et spirituel, vont faire face, avec noblesse et dignité, à cette législation dégradante, qui poussait l’infamie jusqu’à prétendre assurer une généreuse « protection » à ses sujets juifs.