Ils sont des milliers d’enfants juifs à avoir échappé à la déportation en France pendant la Seconde Guerre mondiale, cachés par des Justes. Des décennies durant, leur voix n’a pas été entendue.
« Toute ma vie, j’ai été une infirme, sentimentalement et émotionnellement parlant, mais j’ai surtout transmis inconsciemment à mes enfants cette angoisse et cette fragilité de la vie, cet arbitraire impitoyable dans les décisions des hommes et le doute permanent dans l’avenir »
(Muriel Daude, in Lettres au Premier ministre des orphelins des déportés juifs de France, FFDJF, 1999).
Après la guerre, ces enfants, pour la plupart devenus orphelins, leurs parents déportés vers les camps de la mort, n’ont pas raconté leur histoire pour plusieurs raisons.
Pour les plus petits, ceux qui ont été pris en charge par des associations ou adoptés, ils n’ont pas gardé de souvenirs de cette période et ont parfois vécu toute leur vie sans connaître leur histoire et celle de leurs parents.
Cependant, pour la majorité de ces enfants, la difficulté de raconter était un élément de leur survie.
Ces enfants, à qui on a appris à cacher leur véritable identité, n’ont pas pu dévoiler leur destin tragique, même après la guerre.
Ils n’étaient pas des « survivants », mais des « rescapés » de la Shoah et avaient été cachés, souvent dans de bonnes conditions et, après-guerre, leur histoire n’intéressait personne.
Ceux qu’on a écoutés — et encore, pas toujours — étaient ceux qui avaient survécu aux camps de la mort ou les héros, ceux qui avaient lutté les armes à la main contre l’occupant.
Un autre élément expliquant ce silence qui a parfois duré toute une vie est une forme de culpabilité : celle d’avoir passé la guerre dans des familles d’accueil, souvent considérés par leurs sauveteurs comme leurs propres enfants.
Pour ceux qui ont émigré en Palestine mandataire ou, plus tard, en Israël, la capacité de parler était encore plus compliquée.
L’histoire de la Shoah en France est quasi inexistante dans le narratif israélien, qui a mis en exergue les héros de la résistance, ceux qui, dans les ghettos et dans les camps, ont tenté de lutter contre les Nazis.
Il ne faut pas oublier non plus que si 76 000 Juifs ont été déportés de France, il s’agit de moins de 15 % de l’ensemble des Juifs assassinés par les Nazis.
Et si, grâce aux travaux de Serge Klarsfeld, on connaît mieux aujourd’hui le sort des 12 000 enfants juifs déportés de France, on a moins parlé des 60 000 enfants qui ont été sauvés par des Justes parmi les Nations et par les organisations de sauvetage.
Depuis environ 30 ans, les « enfants cachés » parlent. En Israël, l’association Aloumim leur donne la parole en organisant des activités, des groupes de parole, en publiant une revue et en leur offrant la possibilité de témoigner dans des écoles israéliennes.
Si leurs enfants ont grandi en Israël comme des Sabras fiers et avaient parfois honte de leur histoire familiale, les petits-enfants ont commencé à poser des questions et les grands-parents à chercher des réponses.
« Cinquante ans après la fin de la Shoah… notre vécu et notre ressenti se font enfin entendre. Malheureusement, pour beaucoup, ce sera trop tard, les mots resteront à jamais imprononçables, les liens dans leurs familles détruites resteront abimés à jamais. » (Meïra Barer, Comme un tison sauvé du feu (Les 3 colonnes, 2019))
Personne ne connaît le nombre précis de survivants des camps de la mort, mais en prenant en compte qu’ils étaient peu nombreux en 1945 et surtout des adultes ou adolescents, leur nombre est infime en 2022.
Les rescapés de la Shoah — en comptant les bébés nés pendant la guerre et qui n’ont pas été arrêtés, ceux qui ont pu s’enfuir, ceux qui se sont cachés ou qui ont été protégés par des voisins — sont encore quelques dizaines de milliers dans le monde, mais quasiment tous octogénaires ou plus.
Aujourd’hui, ces « enfants » sont les derniers témoins, ceux qui ont vécu sous le régime de Vichy, qui ont été pourchassés car nés juifs, et chacun a une histoire de sauvetage qui mérite d’entrer dans la grande Histoire, celle du peuple juif et de sa survie.
L’ancien président d’Aloumim, Israël Lichtenstein, qui était caché pendant la guerre et a perdu son père en déportation, avait coutume de dire que la guerre avait commencé pour lui en 1945, quand il a dû affronter le deuil.
Ariela Palacz, déposée à l’Assistance publique à l’âge de 8 ans, raconte dans ses mémoires (Je t’aime ma fille, je t’abandonne, Editions Elkana, 2009) qu’un oncle lui avait dit après la guerre : « Dis merci, tu es vivante, tu n’as pas à te plaindre. »
« La Shoah entre en moi. Je n’ai pas encore 12 ans », raconte-t-elle.
L’enfant caché est avant tout l’enfant du silence, car parler pouvait signifier la mort.
Or, cette obligation de se taire, de ne pas trahir un nom ou un accent, est restée comme une partie de l’identité.
« Je n’ai pas survécu pour rien. Cette chance m’a été donnée, alors je dois rendre ce que j’ai reçu. Je dois en être digne et continuer à transmettre. »
(Berthe Badehi in Nous n’avons jamais été des enfants, 1939-1945, Une enfance cachée (Stock, 2021))
« On continue de se cacher », m’a confié une dame qui a été cachée pendant la guerre en Belgique et qui reconnaît avoir encore du mal à raconter son parcours.
La victoire de tous ces enfants cachés pendant la guerre se situe au moment où ils ont retrouvé leur identité, lorsque la parole leur a enfin été donnée, qu’on les a écoutés et qu’ils ont pu dire qu’ils sont aussi des victimes de la Shoah.