Des yeux voilés, au pays de la laïcité ?
Il ne s’agit pas ici de dénigrer l’extraordinaire prouesse d’une restauration, menée tambour battant depuis cinq ans, dans une synergie de talents et de savoir-faire que l’on croyait parfois oubliés ; ni la volonté de principe d’une reprise à l’identique de tous les éléments de l’édifice. Il semble toutefois légitime de s’interroger : à la Révolution, nombre de statues et autres objets d’art ont été détruits, et la Restauration, au début du XIXe siècle, a imposé une reconstitution à l’identique des trésors médiévaux. Choix qui peut se comprendre et même se justifier : les cathédrales ont en effet été conçues et édifiées à une époque où la grande masse du peuple était analphabète ou, à tout le moins, illettrée et privée de l’accès aux Écritures, réservé aux hommes d’Église. Les murs et vitraux devaient donc offrir aux croyants une sorte de livre ouvert, exposant dans la pierre, le stuc et le verre les grands événements et personnages de la sainte histoire biblique. Et, à Paris comme à Strasbourg ou ailleurs, dans ce narratif muet de la puissance de l’Église, deux personnages devaient se faire face : d’un côté une statue représentant l’Église fière et triomphante, couronne sur la tête et une lance à la main ; de l’autre, une statue figurant la Synagogue, tête baissée, lance brisée, coiffée du chapeau d’humiliation imposé au Moyen Âge aux Juifs de France ; et, surtout, les yeux voilés d’un bandeau, pour symboliser l’aveuglement obstiné des Juifs face aux lumières du christianisme. Cette statue avait été, comme nombre d’autres, détruite à la Révolution, mais reconstituée à la Restauration.
Notre question semble donc s’imposer d’elle-même : à une époque telle que la nôtre, où tant de choses ont bougé dans le monde chrétien, afin de rejeter certaines pratiques ou notions historiquement et négativement marquées ; à l’heure où, après un incendie dévastateur, des choix s’imposaient pour décider des modalités de la restauration du « livre ouvert » de la cathédrale ; n’eût -il pas été opportun de faire œuvre de lumière dans ce domaine-là lui aussi, en retirant de la façade cette statue aux yeux voilés d’un voile infamant, symbole par excellence de l’anti-judaïsme chrétien ?
Dans un pays qui se targue d’ôter tout voile obscurantiste, marque d’infériorité et de discrimination, un tel geste aurait sans aucun doute représenté un acte fort et novateur.
Le choix, conscient ou par « inadvertance », de son maintien comme élément du narratif de la cathédrale vient donc assombrir le tableau de lumière, jeter une note discordante dans le concert de l’émotion esthétique. Singulièrement, en ce mois de Kislev, qui vit d’autres lumières, celles de Hanouka, rayonner face aux charmes factices de l’esthétisme hellénique.