Quelques jours plus tôt, le ministre ouest-allemand des Affaires étrangères, Walter Scheel, s’est rendu en Égypte, en Jordanie et au Liban, trois pays ennemis d’Israël, où d’anciens nazis ont trouvé refuge après-guerre. Le déplacement du chancelier allemand suggère qu’au-delà d’une simple recherche de stabilité au Proche-Orient, son cœur penche vers le jeune État sioniste.
Ce n’est d’ailleurs pas sa première venue en Terre sainte : en 1960 déjà, alors qu’il n’était que bourgmestre de Berlin, Willy Brandt avait fait le déplacement. Reçu par le Premier ministre de l’époque, David Ben Gourion, l’édile s’était dit impressionné par les réalisations des pionniers des kibboutz. C’est désormais le dirigeant d’un État, libre et démocratique, mais également le prix Nobel de la paix 1971 qui réalise ce geste d’amitié fort à l’endroit d’un peuple qui, malgré sa blessure historique, cherche désormais à se reconstruire.
« Aucune compensation ne pourra effacer les crimes atroces commis contre des millions de Juifs »
Willy Brandt
Willy Brandt est prêt à agir en son nom pour assurer la survie du jeune État juif. Celui qui — depuis son refuge suédois — avait pris connaissance, impuissant, des crimes commis par les nazis, s’est assuré dix ans plus tard, avec le soutien de son groupe parlementaire, que des « réparations » soient versées à Israël. La réconciliation sera longue, le pardon difficile, l’oubli impossible. Pour autant, l’ancien opposant au IIIe Reich n’a de cesse de prôner le rapprochement avec le peuple juif et s’investit même très personnellement.
Ainsi, lors de son accession au pouvoir en 1969, il poursuit les versements d’aides économiques destinées au développement d’Israël et soutient activement l’intégration du petit État proche-oriental dans le marché européen. Le gouvernement de coalition SPD-FDP aspire alors à une « normalisation » véritable et durable de ses relations avec l’État juif. Ce rapprochement passe par une première étape, qui deviendra l’une des images iconiques du XXe siècle : l’agenouillement de Willy Brandt en 1970, à Varsovie, devant le mémorial du ghetto. Participant de sa « Ostpolitik », visant également à réconcilier la RFA avec l’Union soviétique et la République démocratique d’Allemagne — deux ennemis farouches du sionisme —, son geste est différemment interprété et accueilli en Israël. Le Premier ministre d’alors, Golda Meir, voit les efforts de Bonn à l’adresse de l’Est comme une menace pour Israël et fait savoir à son homologue qu’ils menacent directement les relations germano-israéliennes.
L’attentat palestinien aux Jeux Olympiques de Munich en 1972 viendra ajouter à la complexité de la situation. Le refus des autorités ouest-allemandes de laisser intervenir des équipes israéliennes, équipées et entraînées, pour résoudre semblable prise d’otages et la mort de onze athlètes israéliens susciteront l’ire de Tel-Aviv. La libération des terroristes impliqués dans l’attaque manquera même, quelques temps plus tard, d’enterrer définitivement les liens tissés par Adenauer et poursuivis par Brandt.
Un voyage d’amitié destiné « à jeter un pont entre les peuples allemand et israélien ».
En 1973, Willy Brandt tente alors son va-tout. Une visite officielle en Israël pourrait restaurer les relations germano-israéliennes mises à mal par plusieurs crises majeures l’année précédente. Mais le peuple juif est-il prêt, de son côté, à recevoir le plus haut dignitaire d’un État qui, trente années plus tôt, a tenté de l’exterminer ?
Si l’ombre de la Shoah est encore prégnante dans les mémoires, un pas décisif peut néanmoins être franchi et, d’un point de vue diplomatique, pareille visite couperait court aux velléités des États arabes de rallier l’Allemagne à leur cause. Aussi, les manifestations de désapprobation de la part d’anciens rescapés ne sont pas les bienvenues, voire redoutées par les services de renseignement. Le contexte géopolitique nécessite de restaurer de bonnes relations avec l’Allemagne repentante. C’est d’ailleurs par une attitude de recueillement que débute la visite du chancelier ouest-allemand en Israël, conduit dès son arrivée au mémorial de Yad Vashem, où sont commémorées les six millions de victimes juives des nazis. Le séjour se poursuit par une visite à l’Institut Weizmann, où Willy Brandt se voit attribuer un doctorat honoris causa pour saluer la collaboration israélo-germanique dans le domaine scientifique.
Golda Meir se montre, quant à elle, d’un grand pragmatisme. Bonn représente une chance incontournable pour Israël de faire entériner les frontières dessinées en 1967, à l’issue de la guerre des Six Jours, et remises en question depuis par l’ensemble de la communauté internationale, à commencer par le monde arabe. Or, pour Willy Brandt, le droit d’Israël d’exister est inviolable et il appartient à son pays de se porter garant de sa survie en raison d’« une responsabilité historique du peuple allemand à l’égard du peuple juif ».
Cet effort de réconciliation se poursuivra au plus fort des tensions internationales quelques mois plus tard lorsqu’il octroiera, en octobre 1973, sans l’accord de ses alliés occidentaux, une aide secrète à Israël dans le contexte de la Guerre de Kippour.
Malgré sa rencontre avec le chef de l’OLP, Yasser Arafat — 1979 —, et sa condamnation de la conduite de Tsahal lors de la guerre du Liban — 1982 —, Willy Brandt n’oubliera jamais sa mission sacrée. La médaille d’Or de l’ordre indépendant du B’nai B’rith lui sera remise en 1981 pour sa défense de l’État juif. Il se rendra une dernière fois en Israël en 1985.