Sur les 3,3 millions de Juifs qui vivaient dans le pays avant-guerre, près de 90 % sont morts. Si une partie — 350 000 — a fui vers l’Union soviétique à l’arrivée des troupes d’occupation, d’autres — 60 000 —, qui se sont cachés, ont survécu dans l’antre de l’enfer. Le 8 mai 1945, c’est le soulagement. Mais aussi l’inquiétude.
Où se réfugier ? Retourner en Pologne ?
Revenir là où les proches, les amis, ont été massacrés… Les appartements ont disparu dans les bombardements des villes lors des combats de la libération, ont été ré-attribués ou sont désormais simplement occupés par des voisins. Ces mêmes « voisins » — titre d’un ouvrage majeur de l’historien de la Shoah, Jan T. Gross — qui se sont servis et ont parfois même pris part aux exactions commises sur leurs compatriotes juifs.
Pour les rescapés commence alors une longue errance, faite de nombreuses vicissitudes…
Leur situation de détresse est accrue par l’impossibilité de compter sur des réseaux familiaux ou communautaires. Rejetés par leurs anciens compatriotes à leur retour dans les villages — même ceux où ils étaient jadis majoritaires (shtetls) —, les Juifs sont confrontés à la rapine et à la haine antisémite. On les interroge sur les conditions de leur survie, les stigmatise, les accuse d’avoir agi de façon sournoise pour s’en sortir. Reconstruire des liens de sociabilité et de solidarité dans une société désunie et détruite par cinq années de guerre s’avère, dès lors, compliqué. D’autant que les communistes s’emparent, à la libération du territoire, des postes clés du pouvoir et évincent sommairement les éléments considérés comme dangereux pour l’identité polonaise et « socialiste » de l’État qu’ils entendent rebâtir.
Dans ce contexte, les Juifs sont encore vus comme de « riches bourgeois » — selon une antienne de l’Église qui accuse Juda d’avoir livré Jésus contre de l’argent — et les sionistes, même d’obédience communiste, sont perçus comme de dangereux « cosmopolites » par Moscou, comme par les pays satellites du « grand-frère » soviétique.
Les Juifs de retour d’exil ou restés sur place n’aspirent pourtant qu’à retrouver un semblant de vie. La demande de restitution d’édifices communautaires pouvant permettre de loger et nourrir les rescapés est particulièrement mal vécue par les populations, qui ne comptaient pas voir revenir les Juifs — tous annoncés comme morts. Dans les centres d’accueil temporaires, l’insalubrité s’accompagne souvent d’épidémies et de maladies diverses. Les plus faibles — particulièrement nombreux au sortir de la guerre — inquiètent les organisations sionistes en quête de bras pour bâtir le futur État juif en Palestine. Un rapport du printemps 1945 précise en effet que 60 % des Juifs recensés en Pologne sont inaptes au travail et qu’un tiers d’entre eux au moins sont, pour l’heure, tuberculeux.
« Je craignais chaque Polonais comme si c’était un Allemand… »
Ce témoignage de Noémi Centnerschwer recueilli par la Commission historique juive met en lumière la hantise de se déclarer au grand jour. Cachée pendant l’occupation, cette rescapée reste transie de peur. « Je ne voulais pas dire que j’étais juive, pensant qu’on allait me tuer tout de suite. »
De nombreux Juifs polonais affrontent en effet, entre 1944 et 1946, des attitudes hostiles, allant de remarques désobligeantes au meurtre collectif. À Kielce — où les Juifs représentaient le tiers de la population locale avant la Shoah —, le massacre de 40 rescapés juifs, le 4 juillet 1946, marque l’acmé du climat pogromiste qui règne dans le pays depuis le départ des nazis.
Ceux qui tiennent à rester en Pologne vont devoir louvoyer, mentir sur leur passé, parfois s’inventer une nouvelle identité — chrétienne —, voire rejoindre une cellule communiste pour trouver un emploi et échapper à de nouvelles brimades. Mais ces mesures d’évitement n’empêchent pas, entre septembre 1944 et septembre 1946, 130 incidents à travers une centaine de localités. De sorte qu’en 1947, la moitié des 240 000 Juifs revenus chez eux ont déjà quitté le pays…
Malgré cette fièvre du départ, parfois favorisée par des organisations sionistes clandestines, comme la Brichah — littéralement « évasion » —, les efforts de nombreux survivants pour reconstruire une vie juive en Pologne se poursuivent.
« La nourriture et le printemps firent des miracles. Les forces et la joie de la jeunesse nous revinrent vite. »
C’est par ces mots qu’Halina Birenbaum exprime dans ses mémoires la force morale qui anime les rescapés et en particulier les plus jeunes. La croyance en une « vie nouvelle » donne d’ailleurs son titre — Dos Naye Lebn — au premier journal en langue yiddish publié dans la Pologne de l’immédiat après-guerre. Contre toute attente, on assiste en effet au foisonnement de la vie sociale et culturelle juive dès le retour des rescapés : les plus politisés optent pour une inscription dans l’un des onze partis politiques juifs ou l’une des nombreuses organisations de jeunesse qui revoient le jour après 1945, tandis que les plus observants rejoignent l’une des quatre-vingts congrégations religieuses locales. La culture surprend également par sa diversité et sa profusion à la même période. La presse écrite et le théâtre yiddish réapparaissent un peu partout. Des écoles, notamment techniques — parfois en vue d’une Aliyah —, sont ouvertes et des formations professionnelles sont assurées pour toutes les tranches d’âges. Organisées en coopératives artisanales — textile, cordonnerie, fourrure —, les communautés renaissent de leurs cendres et assurent leur survie tant bien que mal.
Mais l’espoir de revivre libre en Pologne, comme avant la Shoah, n’est que de courte durée. La création d’Israël en mai 1948 et les purges soviétiques au début de la Guerre froide mettent bientôt un terme aux espérances d’un renouveau juif en Europe de l’Est. Dans ce contexte anxiogène, ne reste plus comme solution que donner aux institutions juives une direction conforme à la doctrine du stalinisme ou disparaître. Un défi qui poussera à nouveau des milliers de membres au départ au début des années 1950…