Dans les moments de bascule de l’Histoire, à ses carrefours les plus sensibles, on trouve des femmes et des hommes d’exception, capables de percevoir ce que d’autres ne voient pas, et d’agir en conséquence.
Sarah Schenirer, fondatrice du réseau “Beith Ya’akov”, fut l’une de ces figures. Visionnaire, consciente des défis d’un XXᵉ siècle naissant et prometteur en bouleversements, elle pensa urgent de frayer un chemin nouveau dans l’éducation féminine orthodoxe.
Pressentant que, sans une alternative juive aux études profanes du dehors, ses consœurs quitteraient bientôt les valeurs de la Torah, elle prit les choses en main et ouvrit une école pour adolescentes : on y enseignait uniquement des matières bibliques, mais à un niveau d’étude rivalisant avec celui d’établissements académiques non juifs.
Elle avait compris que ce n’est ni dans une rigidité paralysante, désespérément accrochée aux modèles du passé, ni dans des réformes fantaisistes défigurant la Tradition, que se trouverait la voie royale pour transmettre un judaïsme authentique aux générations futures.
Et en effet, elle réussira à conserver intactes les valeurs ancestrales de la culture hébraïque, tout en restant à l’écoute des changements de son époque.
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Dans la Pologne des années 1910, les jeunes filles juives issues de foyers religieux se trouvaient en effet à une dangereuse intersection : fréquentant les bancs des écoles publiques, nombre d’entre elles se voyaient attirées par les promesses de la modernité et d’une pensée dite « éclairée », et s’éloignaient du chemin de la Torah. L’enseignement formel traditionnel leur était fermé, contrairement aux garçons qui bénéficiaient de larges réseaux de Talmud Torah ou pouvaient fréquenter les Yechivoth.
Pour Sarah Schenirer, venue du monde ´hassidique polonais, un tournant décisif se produisit durant la Première Guerre Mondiale : réfugiée à Vienne, elle y découvrit le monde de la néo-orthodoxie des pays germaniques, initiée par le Rav Chimchon Rephaël Hirsch de Francfort. Elle y fut notamment marquée par une conférence d’un disciple du Rav Hirsch sur l’héroïne biblique Judith.
Avec foi en son Créateur et dans le bien-fondé de sa mission, elle ouvrit alors à Cracovie, en 1917, une première classe pilote, offrant aux jeunes filles un cursus incluant toutes les bases d’une solide culture biblique (lois — halakha —, pensée et histoire juive, connaissance des textes bibliques et de leurs commentateurs). En s’entourant de personnalités rabbiniques de premier plan (Rav Orléan, Rav Deutschlander), Madame Schenirer prit le gouvernail d’une institution qui allait connaître une croissance exponentielle.
Une classe de 25 adolescentes réunies dans une petite salle se transforma, au fil des années, en un réseau ramifié de milliers d’écoles à travers le monde.
La start-up « Beith Ya’akov » était née.
Des bancs de l’école, aux travaux pratiques…
Prises dans la tourmente de la Shoah, les élèves du séminaire de Cracovie et de ses succursales réussirent à garder intactes leurs valeurs et à aider leurs frères et sœurs dans des actions héroïques. Les filles de Beith Ya’akov firent leurs preuves même à Auschwitz, où certaines, ayant été nommées à des postes clés, comme cheffes de l’infirmerie, ne cessèrent d’agir pour sauver les leurs (To Vanquish the Dragon, Pearl Benisch, éd. Feldheim). Tila Ridguer, surnommée l’Ange Blanc d’Auschwitz, et Tsila Orléan sauvèrent tout un groupe de femmes hongroises destinées à être gazées sur-le-champ.
D’autres, dont Pearl Benish, entreprirent des actions folles à très haut risque, osant entrer dans le coffre-fort hermétique du siège de la Gestapo pour sauver une amie.
Les enseignements reçus au Beith Ya’akov leur servirent de boussole morale même dans les circonstances les plus dramatiques qui soient.
Pourtant, à sa naissance, l’initiative d’un séminaire pour filles suscita des critiques. Certains leaders religieux voyaient dans cette école une innovation dangereuse. À leurs yeux, ouvrir un système d’éducation structuré pour les filles, avec une femme à sa tête, était une entorse à l’ordre énoncé par le grand maître du XIXe siècle, le ‘Hatham Sofer, face aux initiatives extrémistes du mouvement réformé en Allemagne : « ‘Hadach assour min haTorah », à savoir « Toute nouveauté est interdite par la Torah ». Mais il se trouva, entre autres, une sommité incontestée pour l’appuyer complètement : le ´Hafets Haïm, auquel se joignaient les deux grandes autorités ‘hassidiques de Pologne, le Rabbi de Gour et le Rabbi de Belz. Il y avait là deux mondes qui a priori s’entrechoquaient, mais dont elle sut faire l’alliage le plus parfait.
Une transmission vivante
On peut comparer la démarche de Sarah Schenirer au travail de ces artistes-photographes qui recolorent avec une précision infinie des photos anciennes en noir et blanc. Ils redonnent ainsi vie au passé en y ajoutant des teintes, tout en restant complètement fidèles à leur vérité historique. Les couleurs ne trahissent pas l’authenticité de ces images ; bien au contraire, elles permettent à une nouvelle génération d’y trouver un intérêt accru.
Sarah Schenirer faisait de même : elle ajoutait des couleurs à une transmission qui risquait de devenir fade et désincarnée, sans pour autant altérer l’essence même de la Torah. Son œuvre s’est révélée prophétique. Ce sont les « sorties » des diverses promotions du Beith Ya’akov qui reprirent le flambeau de l’éducation juive orthodoxe pour filles après la Shoah.
Chaque époque exige une approche unique. Avec sa vision perçante, Madame Schenirer aura montré que la transmission juive, loin d’être un simple acte de conservation, est un exercice suprêmement délicat d’ajustement à son temps et à la modernité, sans pour autant trahir les fondements immuables de la Torah.
Et ce travail délicat d’orfèvre spirituel ne peut réussir qu’à une condition : lorsque les intentions de l’artisan sont éminemment pures et qu’il œuvre uniquement pour la pérennité des valeurs d’Israël.
2 Responses
Ceci est un commentaire test laissé par Yoram Salamon le 03/03/2025
Il est inexact que dans les batei yaakov de Sarah Schenirer on n’enseignait que du kodech. Le kodech avait évidemment la part du lion, mais il y avait aussi des matières profanes comme le polonais ou les mathématiques, en accord avec l’attitude de « Torah im derekh Erets » dont provenait sa conception.