Je t’aime, moi non plus. Telle pourrait être la définition de la relation judéo-espagnole à travers les siècles. Un mariage d’amour trop souvent contrarié qui se solda finalement par un divorce, mais dont les partenaires conservent encore le parfum suranné d’une lointaine lune de miel. Comment expliquer sinon, que des centaines d’années après ce divorce, les Juifs séfarades continuent de revendiquer leurs anciennes racines espagnoles quand ils racontent les pérégrinations qui les ont menés du Maroc en Tunisie ou en Algérie ?
Corroborant cette nostalgie vieille de plus de près de 600 ans, le gouvernement espagnol n’a-t-il pas voté en 2015, une loi permettant aux descendants de Juifs séfarades, expulsés de la péninsule ibérique par les rois catholiques en 1492, d’accéder à un passeport espagnol ?
Mais partons pour Tolède, la Jérusalem du judaïsme séfarade. Ici, la présence juive est attestée depuis le IVe siècle au moins. Des archéologues ont ainsi mis au jour une ménorah datée de cette période. Autre preuve, plus sombre, en l’an 589, le Concile de Tolède publie un décret interdisant aux Juifs d’épouser des Chrétiens, d’occuper une fonction publique ou d’avoir à son service des domestiques chrétiens. Déjà.
Après une brève accalmie, le 8e concile de Tolède devient encore plus antisémite avec de nouvelles mesures édictées en 652 contre ces citoyens juifs pourtant modèles.
En 715, ces derniers trouvent enfin dans l’invasion arabe une opportunité de se libérer du joug chrétien. N’hésitant pas à prêter main forte au nouvel occupant, les Juifs prospèrent à Tolède jusqu’en 1252, date à laquelle la ville repasse à nouveaux sous domination chrétienne, avec le roi Alphonse 10. Ce dernier fait preuve d’ouverture et sous son règne, les Juifs jouissent d’un statut égal aux autres citoyens. D’ailleurs, de nombreux Juifs, installés dans des régions ou pays voisins, émigrent à Tolède. Ils y occupent de hautes fonctions publiques et voient même une des leurs devenir maîtresse officielle du roi. Le summum !
Mais cet âge d’or s’obscurcit. Le clergé décide d’imposer des taxes à chaque Juif âgé de 20 ans. Il n’en demeure pas moins qu’en 1290, la communauté juive détient la moitié des richesses de la ville.
En 1305, la communauté juive élit Asher Ben Yehiel Abulafia à sa tête. Chef spirituel et chargé des relations avec les gouvernants locaux, il remplit son office jusqu’en 1328, date de son décès. C’est dans cette influente famille de la noblesse juive de Tolède et de Castille depuis un siècle, que naît Samuel Ben Meir Ha-Levi Abulafia.
Orphelin, il gravit progressivement les échelons du pouvoir pour trouver sa place à la cour du roi Pedro 1er de Castille, également connu sous le nom de Roi Pedro le Cruel.
Nommé maire de la ville, puis trésorier et enfin haut juge de Tolède, c’est durant son mandat de trésorier qu’il décide de construire une synagogue.
Elle est inaugurée en 1357. Tolède abrite alors déjà 10 synagogues, dont la plus grande d’Espagne. Attenante à sa propre maison, Samuel Ha-Levi Abulafia en préside souvent les offices. Le lieu de culte sert également de maison d’étude juive et devient central dans la vie juive communautaire.
Ce qui peut sembler banal de nos jours représente en réalité une victoire pour l’époque.
Au 14e siècle, l’Espagne avait en effet décrété l’interdiction de construire de nouveaux lieux d’études juifs et de synagogues. Il semblerait donc que la synagogue de Samuel Ha-Levi Abulafia ne doive sa réalisation qu’à la relation privilégiée du dirigeant juif avec le roi Pédro. D’autres historiens suggèrent que l’indulgence royale concernant la construction de la synagogue serait intervenue à la suite des féroces persécutions auxquelles les Juifs venaient d’être confrontés à Tolède lors de la peste noire des années 1340. Le roi voulait-il se racheter ?
Quoi qu’il en soit, et contrairement aux règlements existants, le responsable juif voit grand pour ce nouveau lieu de culte. Salle de prière rectangulaire dotée d’un plafond de 12 mètres de haut et richement décorée dans un mélange de styles. Fenêtres magnifiques, armoiries Ha-Levi, inscriptions hébraïques à la gloire du roi Pedro et de Samuel Ha-Levi, rien n’est laissé au hasard. Une galerie au deuxième étage est même réservée aux femmes !
Pourtant, en dépit du climat amical entre le roi et Samuel Ha-Levi, l’antisémitisme reprend du poil de la bête (immonde). Pedro ne peut rien faire quand Samuel est arrêté, torturé et mis à mort.
La synagogue est toujours debout quand la catastrophe s’abat sur les Juifs d’Espagne en 1492 avec le fameux décret de l’Alhambra. La conversion ou l’expulsion. C’est le choix offert par Ferdinand et Isabelle à leurs loyaux sujets juifs, qui sont contraints d’émigrer vers l’Europe, l’Afrique du Nord et l’Empire ottoman, le plus souvent sans aucun bien.
Il ne reste plus qu’à s’emparer de la synagogue construite par Samuel Ha-Levi un siècle plus tôt, de la transformer en église et de faire don du bâtiment à l’Ordre de Calatrava.
Histoire de rayer totalement la présence juive, elle est baptisée du nom de El Transito, qui rend hommage à l’Assomption de la Vierge Marie.
Lors de la guerre d’indépendance espagnole contre Napoléon en 1808, au cours de laquelle Tolède représente un point d’affrontement stratégique, l’ancienne synagogue, devenue église, est transformée par la force des choses en caserne ! Devenue un symbole de la résistance, la Synagogue El Transito – ironiquement, elle a toujours conservé ce nom bien chrétien – a été transformée en monument national, puis en site du patrimoine historique, ce qui a enfin permis aux chercheurs d’entreprendre d’importantes restaurations. Peu à peu, les inscriptions hébraïques sont réapparues, l’arche de la Torah s’est dévoilée, faisant revivre le rêve du fondateur de cette synagogue miraculée et de la communauté juive de Tolède.
En 1911, le bâtiment a été donné au Fonds des musées d’Espagne, qui s’est engagé à le rendre à la communauté juive en tant que musée de la Culture et de l’histoire séfarade, lequel y a adjoint une grande bibliothèque juive et un nouveau centre d’études hébraïques ; comme l’aurait souhaité Samuel Ha-Levi Abulafia. Ce dernier aurait pourtant été triste de constater que plus aucun office religieux ne se déroule dans sa synagogue. Seuls des visiteurs de passage pénètrent dans cet édifice qui devait célébrer la vie juive espagnole.
Des 11 synagogues bâties à Tolède, seules deux ont survécu : la synagogue El Transito et Santa María la Blanca qui, comme son nom l’indique, a également servi d’église.