Si l’instant du Mont Sinaï, revécu chaque année à Rosh Hachana, s’avère peut-être trop intense et trop exceptionnel pour s’appliquer pleinement à l’analyse des tendances technologiques récentes, il n’est pas impossible que l’on puisse en apprendre davantage en examinant de près la manière dont la Torah aborde les deux sens de l’audition et de la vue.
Le Chéma Israël (שְׁמַע, יִשְׂרָאֵל: יְהוָה אֱלֹהֵינוּ, יְהוָה אֶחָד – Chémâ, Israël, Ado-naï Elo-henou, Ado-naï Ehad – Écoute, Israël, l’Éternel, notre Dieu, l’Éternel est UN.) ne fait-il pas de l’écoute le pilier de la vie juive ? L’écoute serait-elle le sens privilégié d’accès à l’unité divine ?
Ainsi, écouter, ce n’est pas – pas seulement – un phénomène sensoriel qui consiste pour l’oreille et le cerveau à percevoir des ondes sonores et à les décrypter. Écouter, c’est transcender la matérialité ondulatoire pour accéder à la dimension de la prophétie.
Déjà, pour André Neher, qui suivait en cela les traces du Maharal de Prague, le prophétisme est notamment une expérience personnelle et intime de la relation entre l’homme et Dieu. Pour Néher, dans L’Essence du Prophétisme, le prophète juif est marqué par un triple lien : un lien avec l’histoire par l’Alliance, la Brit, un lien avec la société par la Torah et un lien avec D-ieu par l’écoute de la parole.
On peut donc en conclure que l’écoute, à la condition de tendre vers un au-delà de la simple audition, est le sens privilégié d’accès à la prophétie.
Qu’en est-il maintenant du regard ?
Les différentes occurrences du regard dans le Tanakh sont trop nombreuses pour que l’on puisse ici les passer en revue systématiquement. Cependant, en évoquant l’apparition de la dimension du regard avec Adam et Hawa, puis quelques-uns des épisodes de la geste d’Abraham, par l’épisode des Explorateurs de la Terre de Canaan, puis par un Midrach relatif au Veau d’Or, dans lesquels le regard joue un rôle primordial, il doit être possible non de définir mais d’esquisser approximativement, de tangenter, la manière dont notre tradition perçoit le regard.
Le regard contre la voix
Après avoir reçu les Dix Commandements, alors que Moché était encore sur le Mont Sinaï, une partie des Hébreux a souhaité fabriquer le Veau d’Or.
Cet épisode débute par le verset suivant :
וַיַּ֣רְא הָעָ֔ם כִּֽי־בֹשֵׁ֥שׁ מֹשֶׁ֖ה לָרֶ֣דֶת מִן־הָהָ֑ר וַיִּקָּהֵ֨ל הָעָ֜ם עַֽל־אַהֲרֹ֗ן וַיֹּאמְר֤וּ אֵלָיו֙ ק֣וּם ׀ עֲשֵׂה־לָ֣נוּ אֱלֹהִ֗ים אֲשֶׁ֤ר יֵֽלְכוּ֙ לְפָנֵ֔ינוּ כִּי־זֶ֣ה ׀ מֹשֶׁ֣ה הָאִ֗ישׁ אֲשֶׁ֤ר הֶֽעֱלָ֙נוּ֙ מֵאֶ֣רֶץ מִצְרַ֔יִם לֹ֥א יָדַ֖עְנוּ מֶה־הָ֥יָה לֽוֹ׃
Voyant que Moïse tardait à descendre de la montagne, le peuple s’assembla contre Aaron et lui dit : « Viens, fais-nous un dieu qui marche devant nous, car ce Moïse-là, l’homme qui nous a fait sortir du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qu’il est devenu.
(Chemot 32,1)
Lorsque Satan parle aux Juifs, ceux-ci restent inébranlables. Lorsque il leur montre l’image de Moïse mort projetée sur un nuage, les Hébreux se mettent à douter et prennent le chemin qui les mènera dans la suite du récit biblique à la fabrication du Veau d’Or. Ainsi, le regard, c’est le sens qui est facilement sujet à la tromperie, tandis que l’audition, même de la voix trompeuse du Satan, c’est le sens qui ne trompe pas. Par conséquent, notre tradition accorderait un primat à l’audition sur la vision.
Notre époque fait l’inverse. Elle a fait de la vision le sens par excellence, celui qui ne cesse d’être excité par les écrans de toutes tailles, à toute distance de l’œil. Il y a un peu plus d’un siècle, l’écran éloigné et de grande dimension du cinéma ; il y a 70 ans, l’écran de taille moyenne, à distance métrique, du récepteur de télévision ; il y a 20 ans, l’écran de petite taille des tablettes et téléphones tenus à bout de bras ; dorénavant des écrans de dimensions centimétriques placés à peu de distance de l’œil sur des casques ou des lunettes ; bientôt peut-être des écrans microscopiques placés directement sur la rétine.
D’ordinaire, les critiques adressées à la réalité augmentée, au Métaverse et plus généralement au numérique tiennent à un risque de déconnection du réel. Le réel aurait sa propre objectivité devant laquelle se tiendrait la réalité fantasmagorique des mondes virtuels. En somme, le virtuel ferait écran, obstacle au réel ; les casques de réalité augmentée ne tiennent-ils pas juste devant les yeux ? Ne soumettent-ils pas l’audition et surtout la vision à une expérience démesurée qui brouillerait la fonction d’objectivation du réel que nous accordons au sens ?
Au terme de cette brève étude biblique émerge une critique différente, presque radicalement inverse. Il ressort des textes rapportés ici que l’audition et le regard trouvent leur pleine expression dans la mesure où ils peuvent ouvrir l’accès à la prophétie. En outre le regard est affecté d’une charge négative, voire éminemment dangereuse parce que chez celui qui n’atteint pas la dimension d’Abraham et de Itzhak, chez chacun de nous par conséquent, il peut exprimer le mal (de la mauvaise foi jusqu’à la concupiscence voire l’hérésie). Le regard semble donc être le lieu de la subjectivité en plus d’être celui de l’objectivité. A suivre la ligne biblique, le risque présentée par les offres technologiques actuelles serait donc de fermer le chemin de la prophétie et d’accroître les troubles de la subjectivité et notamment de la capacité à distinguer le bien du mal.
Ce texte est dédié à l’élévation de la neshama de ma maman, Hélène Léa Lipskier bat Hava.