Mars-Mai 1943 – Des Séfarades dans la Shoah…
La sortie du roman Les Présences de Caroline Bongrand, ce 5 avril, ne peut être totalement fortuite. Le récit, que votre serviteur a eu la chance de lire en avant-première, aborde, sur fond de drame familial, la Shoah des Juifs de Salonique ; et ce, au moment même où sont commémorés, dans les Balkans, les 80 ans des premières vagues de déportation des Juifs de Grèce et de Macédoine.
Si la Shoah dans la péninsule Balkanique est sans commune mesure avec celle des Juifs ashkénazes d’Europe centrale et orientale, elle n’en mérite pas moins d’être signalée pour deux raisons notables : la singularité des populations concernées ainsi que la proportion exceptionnellement élevée de victimes.
La « Jérusalem des Balkans »
Il ne subsiste aujourd’hui guère que quelques vestiges épars de la vie juive de Salonique, jadis si riche. Celle que l’on avait autrefois coutume d’appeler « la Jérusalem des Balkans » n’est plus. Elle concentra pourtant à elle seule jusqu’à 60 % des 100 000 Juifs de Grèce au début du XXe siècle et dénombra 33 synagogues à l’apogée de sa communauté, avant qu’un tragique incendie criminel ne détruise la moitié des structures communautaires en 1917. Deux mille ans d’histoire au moins, selon l’historien juif antique Flavius Josèphe, qui fait remonter la présence juive en Macédoine à une période antérieure à l’ère chrétienne. Une ville qui rassemblait, avant la Shoah des Juifs « byzantins » locuteurs du judéo-grec — le yévanique —, des Ashkénazes arrivés d’Europe centrale à la fin du Moyen Âge et, surtout, des milliers de Séfarades originaires de la Péninsule ibérique, réfugiés dans l’Empire ottoman après 1492. Accueillis à bras ouverts par les sultans turcs qui espéraient dynamiser la vie commerciale de ce port intégré à leur empire en 1430, les Juifs d’Espagne constituèrent bientôt la majorité de la population de la ville.
L’extermination
Des 54 000 âmes juives que compte la ville lors de son occupation par l’armée allemande au printemps 1941, il ne reste, cinq ans plus tard, qu’une poignée de survivants hagards et esseulés. En quelques mois — mars-août 1943 —, la communauté historique de Salonique — renommée Thessalonique après le retour à la Grèce en 1912 — est quasi intégralement anéantie.
Les 3 % de survivants doivent, à leur sortie des camps, affronter un fort antisémitisme qui les contraints le plus souvent à l’exil. Parmi eux, Dario Gabbai, un rescapé d’origine gréco-italienne disparu à l’âge de 97 ans, le 25 mars 2020. Déporté à Auschwitz un an après les grandes rafles, il survécut avec son frère, huit mois durant, en intégrant les Sonderkommandos, ces équipes spéciales de déportés chargés de retirer les corps des chambres à gaz et contraints de les brûler dans les crématoriums de Birkenau pour effacer toute trace du génocide.
Petite main de l’entreprise d’extermination nazie malgré lui, il tenta, après-guerre, de refaire sa vie incognito aux États-Unis. Ce n’est que tardivement, dans les années 1990, dans un contexte de diffusion croissante des idées négationnistes, qu’il fut, à l’instar de ses cousins — les frères Maurice et Shlomo Venezia (également Saloniciens et Sonderkommandos à Birkenau) —, sollicité pour devenir un des témoins clés de l’extermination des Juifs de Hongrie, opérée entre le printemps et l’automne 1944.
Lorsque les Juifs de Thessalonique arrivent à Auschwitz entre la mi-mars et le début du mois d’avril, leurs coreligionnaires — également séfarades et romaniotes — de Macédoine et de Thrace ont, eux, déjà été gazés. Ceux qui n’ont pu fuir vers la Turquie voisine, restée neutre, ont été raflés et assassinés dès leur descente des trains, dans les camps d’extermination de Birkenau et Treblinka localisés en Pologne. Déportés avec l’aide des Bulgares alliés du IIIe Reich, les Juifs des régions septentrionales de la Grèce et de l’actuelle République de Macédoine du Nord n’ont pas bénéficié du soutien des populations locales comme ceux de Bulgarie, sauvés in extremis par leur peuple qui les percevait avant tout comme des concitoyens.
Aujourd’hui, les victimes juives des villes grecques d’Alexandroúpoli, Didymoteicho, Drama, Florina, Kavala, Kastoria, Serrès, Véria, Xanthi ou encore Orestiáda, ont presque disparu des mémoires malgré l’existence, dans ces villes, de communautés pluriséculaires, voire plurimillénaires — Komotini.
L’occupation du reste de la Grèce par l’armée italienne de Mussolini donnera un répit supplémentaire aux Juifs de Thessalie, d’Épire, de Grèce centrale et du Péloponnèse, qui n’en subiront pas moins une extermination quasi-totale, après leur déportation vers Auschwitz-Birkenau, par les nazis, au printemps 1944.
Désormais, plus de la moitié des 5 000 Juifs résidant en Grèce sont installés à Athènes, la capitale. L’antisémitisme reste, dans ce pays de culture orthodoxe, très important. Un parti néonazi — Aube dorée — a récemment siégé au Parlement national et près des trois-quarts de la population admettent avoir des réserves à l’égard des Juifs, selon une enquête réalisée par la fondation Heinrich-Böll en 2019. Néanmoins, et malgré des actes de vandalisme sur des sites juifs à travers tout le pays — La Canée, Athènes, Ioánnina… —, des efforts ont été réalisés ces dernières années pour rappeler le souvenir des victimes juives grecques de la Shoah, avec la construction, en 2018 à Thessalonique, d’un musée de l’Holocauste en Grèce — une première —, en partie financé par l’Allemagne et dont la première pierre a été posée par l’ancien président israélien Reuven Rivlin.
crédits photo : Frédéric Brenner – Gad collection