Rav Abraham Joshua Heschel, vous êtes né à Varsovie en 1907 au sein d’une grande famille hassidique et mort en 1972 aux Etats-Unis. Vous avez donc traversé le 20e siècle et ses soubresauts. En quoi votre éducation a-t-elle influencé votre pensée et votre action ?
Toute ma vie je me suis efforcé d’incarner, de manifester et de transmettre les grandes valeurs de la Torah et du Hassidisme. Les enseignements du hassidisme, en particulier les vertus du hessed de l’amour désintéressé, de l’empathie, de la compassion et de la simhah, de la joie, de l’enchantement dans la présence divine et dans le monde, l’accent mis sur la spiritualité et le mysticisme, ont eu un impact significatif sur ma pensée, ainsi que sur mon action au sein et en dehors du monde juif. Je crois que mon engagement auprès de Martin Luther King dans la lutte pacifique pour l’émancipation des Afro-Américains des États-Unis s’inscrit dans le droit fil de ce que m’ont transmis ma famille et mes maîtres.
En France, vous êtes surtout connu pour un de vos livres, ’’Les Bâtisseurs du Temps’’. Il est lu et apprécié par tous les pans du judaïsme, des plus séculiers aux plus observants. Comment expliquez-vous un tel succès ?
ans Les Bâtisseurs du Temps, j’ai essayé d’explorer l’importance du shabbat dans la tradition juive et sa pertinence dans la société moderne.
Pour résumer, je dirai que tout – presque tout – shabbat, tient en quatre points.
D’abord, shabbat sert de mémorial de la création du monde et de souvenir de la sortie d’Égypte, qui a marqué la naissance d’Israël en tant que peuple de l’Alliance. Ensuite, shabbat, c’est la séparation entre le domaine de l’espace, qui est associé aux possessions et aux réalisations matérielles, et le domaine du temps, qui est lié aux expériences spirituelles et au sens. Or, tous, dans votre époque, vous avez besoin d’expériences spirituelles et de sens, en vous détachant du matériel, des connexions électroniques et des sollicitations permanentes. Ensuite, l’observance du shabbat, c’est la discipline spirituelle centrale du judaïsme. Dans votre société occidentale moderne, vos vies sont trop axées sur la conquête et la maîtrise du monde physique. Vous négligez l’importance du temps sacré, c’est-à-dire radicalement séparé du temps profane et mondain. Enfin, shabbat, c’est un palais dans le temps, un espace sacré et transcendant qui permet aux individus de se connecter à Dieu et de faire l’expérience d’un renouveau spirituel. Les Juifs sont des bâtisseurs du temps.
A part Les Bâtisseurs du Temps, lequel de vos livres pouvez-vous recommander au lecteur français de 2023 ?
J’ai écrit de très nombreux livres. Cependant un me semble important pour l’époque dans laquelle vous vivez . « Dieu en quête de l’homme » vise à voir comment le judaïsme répond aux grandes questions existentielles. Pour beaucoup de Juifs aujourd’hui, le judaïsme n’est plus qu’une vague tradition, un héritage lointain, quelques rites vieillots autour de repas de famille. A mon sens, le judaïsme c’est bien plus et bien mieux que cela. Le judaïsme, c’est le rapport de responsabilité que des hommes, les Juifs, ont souscrit envers Dieu. C’est évidemment un lien mystique et spirituel, mais ce lien repose toujours sur l’accomplissement d’actes, les mitzvoth. Il y a bien plus de mitzvoth envers les humains qu’envers Dieu lui-même. Autrement dit, en agissant de manière responsable et généreuse envers nos frères humains, nous reconnaissons Dieu comme étant Dieu. Les commandements envers nos frères sont le socle sur lequel repose les commandements envers Dieu.
Vous avez la responsabilité de répondre à l’appel de Dieu et de rechercher un lien plus profond avec le divin, et ce par l’expérience religieuse plutôt que de la simple compréhension intellectuelle. Dieu n’est pas distant ou désengagé du monde. Au contraire, il cherche activement à être en relation avec l’humanité. Les humains ont la responsabilité de répondre à cet appel.
En quoi « Dieu en quête de l’homme » joue-t-il un rôle central dans votre œuvre ?
Dans ce livre, je critique ouvertement l’idée du culte de la nature. Avant même que n’apparaisse votre préoccupation écologique, je critiquais cette tendance. Croire dans une souveraineté de la nature, c’est une forme d’idolâtrie, une négation de la nature personnelle de Dieu et de son pouvoir sur la création. Dans un autre livre, « Les Prophètes », j’avais déjà développé cette critique. L’un des grands enseignements des prophètes hébreux, c’est le rejet du culte de la nature au profit d’une relation personnelle avec Dieu.
Enfin, j’insiste constamment sur l’importance de l’action éthique. La vraie foi doit se traduire par des actes. Elle doit aussi conduire à un engagement en faveur de la justice et de la compassion.
Vous vous êtes beaucoup engagé dans le dialogue inter-religieux. Pensez-vous que ce sujet soit encore d’actualité aujourd’hui ?
Oui, bien évidemment. Comme vous le savez, j’ai participé au Concile Vatican II, auprès du Pape Jean XXIII, durant lequel l’Église Catholique a remis à jour sa doctrine en ce qui concerne le judaïsme et les Juifs. L’Eglise a condamné l’antisémitisme et a affirmé la validité du judaïsme en tant que mode de vie religieux. En dépit des scepticismes initiaux, je crois que vous avez la chance de vivre dans une époque où l’Eglise en tant qu’institution et dogme, et les catholiques en tant que croyants, se sont pour l’essentiels purgés de leur antisémitisme millénaire. Il me faut ici rendre hommage à deux personnalités qui ont rendu possible ce succès. Jules Isaac, votre historien Juif Français, fut un grand précurseur du dialogue avec l’Église, dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Le Cardinal Augustin Bea a également joué un rôle important dans la promotion du dialogue inter-religieux et l’amélioration des relations entre l’Église catholique et le judaïsme au cours du concile Vatican II.
Aujourd’hui, c’est évidemment avec l’Islam qu’il vous appartient à vous, vivants, de nouer le dialogue. Les difficultés évidemment ne sont pas minces. Il n’existe pas d’instance centrale de l’Islam avec laquelle négocier, pas de Vatican des Musulmans. Et l’Islam est multiple, Chiites et Sunnites, etc… Par ailleurs, l’Islam est pris dans un ensemble d’enjeux géopolitiques qui englobent et dépassent la seule question religieuse.
Mais ce n’est pas parce que la chose est difficile et complexe qu’il faut y renoncer. Au contraire ! Juifs, Musulmans, Chrétiens, nous sommes les descendants d’Abraham. Une grande partie de notre patrimoine nous est commune. Cela ne veut pas dire que les uns fusionnent avec les autres. Nos expériences, notre sensibilité, notre relation au Dieu-Un resteront différentes et singulières.
Rav Abraham Heschel, merci d’avoir répondu à ces quelques questions. A bientôt, là-haut, j’espère.
A bientôt. Mais ne soyez pas trop pressé. L’éternité, c’est très long !