Petite devinette en introduction : je suis né le premier et, pourtant, mon ami, né après moi, fêtera sa Bar Mitsva avant moi. Comment est-ce possible ?
Si nous sommes nés lors d’une année embolismique, comptant deux mois de Adar, et que nous fêtons notre Bar Mitsva lors d’une année standard, voici le cas envisageable : je suis né le 29 Adar I, et mon ami est né trois jours plus tard, soit le 2 Adar II. Lors de notre Bar Mitsva, mon ami, plus jeune, fêtera sa majorité le premier, le 2 Adar, tandis que moi, pourtant plus âgé, ne la célébrerai que trois semaines plus tard, soit le 29 Adar !
Ce mois de Adar supplémentaire nous réserve donc bien des surprises ! Mais pourquoi est-il nécessaire ?
Nous connaissons plusieurs sortes de calendriers : certains purement solaires, comme le calendrier grégorien utilisé en occident, d’autres purement lunaires comme le calendrier hégirien utilisé par les musulmans.
Le calendrier grégorien se base sur la révolution de la Terre autour du Soleil, ce qui nous donne une année de 365 jours un quart. Ce quart manquant est rattrapé tous les quatre ans, lors du 29 février de l’année bissextile. Selon ce système, l’année est une réalité astronomique, mais le mois n’est qu’une vue de l’esprit, puisque l’on divise arbitrairement l’année en douze mois. Le calendrier hégirien, lui, se base sur la révolution de la lune autour de la Terre, ce qui nous donne un mois de 29 jours et demi et, donc, une année de 354 jours. Ce retard de 11 jours sur le calendrier solaire est la raison de la saison changeante du Ramadan, variant selon les années. Dans ce système, le mois est une réalité astronomique, mais l’année est un concept abstrait.
Nous comprenons maintenant mieux la belle formule de Rabbi Avraham Ibn Ezra : « La lune n’a pas d’années et le soleil n’a pas de mois […] »
Comment fonctionne le calendrier juif ?
Le peuple juif a un calendrier hybride. D’un côté, la base est lunaire car les Juifs sont comparés à la lune : comme la lune qui renaît chaque mois, le peuple juif saura toujours renaître de ses cendres. La première mitsva du peuple juif est justement l’établissement du calendrier lorsque, encore en Égypte, D.ieu désigne la lune à Moïse en lui disant : « Ce mois-ci — Nissan — sera le premier des mois. »
Par ailleurs, la Torah nous enjoint de « garder le mois du printemps », ce qui signifie faire le nécessaire pour que la fête de Pessah tombe toujours au printemps. Il sera ainsi possible d’offrir le sacrifice du Omer à base d’orge fraîchement moissonnée à Pessah et d’apporter les prémices à Chavouot. Ceci implique de nous caler simultanément sur la lune et le soleil en rajoutant un mois supplémentaire qui rattrapera les 11 jours de retard annuel.
En pratique, depuis Hillel II, au IIIe siècle, nous fonctionnons sur un cycle de 19 ans, ou un mois est rajouté la 3e, 6e, 8e, 11e, 14e, 17e et la 19e année.
Ce mois sera le mois d’Adar car, de la même manière qu’un garde du corps se tient aux côtés du VIP qu’il protège, le mois ajouté doit être juxtaposé au mois de Nissan, « gardant ainsi le mois du printemps ».
Pourquoi D.ieu nous a-t-il demandé de fonctionner selon un calendrier aussi complexe ?
Si nous souhaitons fêter Pessah au printemps, il suffit d’avoir un calendrier solaire et le problème sera réglé.
Certains me répondront que, pour les Juifs, le principe de base a toujours été « pourquoi faire simple si l’on peut faire compliqué ? ». Mais vous me permettrez de développer une réponse un peu plus profonde.
Un calendrier hybride est nécessaire pour créer la synthèse entre deux approches de la vie : la vision solaire et la vision lunaire.
Le soleil nous dispense une énergie continue et stable dans le temps. Les variations de température sont causées par l’éloignement de la terre ou toutes sortes de perturbations atmosphériques. L’astre solaire symbolise donc la cohérence et la constance. Comme le disait Ibn Ezra, le soleil fixe l’année, que nous appelons en hébreu « Chana », provenant du mot « Chinoun » — ce qui se répète.
À l’inverse, la lune est changeante, chaque jour voit l’orbe lunaire sous un « jour » — ou plutôt une nuit ! — différent. La lune symbolise donc la créativité. C’est la raison pour laquelle, selon Ibn Ezra, la lune crée le mois — le « Hodech » en hébreu —, ce qui exprime le « Hidouch » — la nouveauté.
Dans les relations humaines, nous retrouvons aussi ces deux tendances. Certaines personnes sont solaires, stables et cohérentes, d’autres sont lunatiques, en constant changement.
Dans le monde du travail, la rencontre entre les deux peut être explosive. Imaginez un conseil d’administration où le nouveau jeune CEO présente sa vision d’avenir : une refonte totale de la société pour la faire basculer dans le XXIe siècle ! L’intégration de l’intelligence artificielle, des concepts novateurs qui parleront aux jeunes ! Face à lui, le président fondateur, qui, du haut de ses 80 ans, voit ce jeune blanc-bec comme un inconscient qui précipite l’œuvre de ses mains tout droit dans le mur. Ce qui a fait la réussite de sa société est sa tradition, son savoir-faire et son expérience depuis plusieurs dizaines d’années. Ce que le premier appelle innovation est dénommé inconscience par le second. Ce que l’un appelle tradition est défini comme fossilisation par l’autre. Ces positions semblent inconciliables et, pourtant, les deux resteront indispensables pour faire progresser l’entreprise dans la durée.
Dans le couple, la juxtaposition ne manquera pas de piquant. L’un garde le même dentifrice depuis ses premières dents de lait, car, dit-il, « pourquoi changer une équipe qui gagne ? ». L’autre renouvelle sa garde-robe tous les ans car il ne peut décemment pas reporter la même tenue depuis longtemps passée de mode !
L’un dispose d’un seul et unique livre sur sa table de chevet, qu’il changera lorsqu’il l’aura terminé. L’autre, dans un merveilleux fouillis artistique, a un empilement de six ouvrages et trois magazines, pour picorer à toutes les sources du savoir en même temps !
Certains voient le taux de testostérone constant chez l’homme comme gage de stabilité, face aux montagnes russes des hormones féminines, comparées à la lune, mais vous me permettrez de relativiser nettement le cliché. Dans certains couples, c’est justement la femme qui est l’ancre stabilisatrice, l’œil de sérénité au milieu de la tempête créative de son mari.
Ce qui est sûr, c’est la nécessité de faire cohabiter ces deux tendances, vivre sous le régime commun du soleil et de la lune, de la stabilité et de la créativité. On ne peut oblitérer notre personnalité et nos tendances, mais il sera hautement bénéfique d’intégrer l’autre côté.
Une créativité sans limites ressemble à une partie de tennis au sommet d’un gratte-ciel sans barrière protectrice : soit vous perdez la balle très rapidement et le jeu s’arrête, soit vous êtes condamnés à jouer à tout petit régime. En revanche, une grille de protection vous permettra de laisser s’exprimer toute l’énergie qui bouillonne en vous.
Le peuple juif, comme son calendrier, apprécie particulièrement la lune. Nous sommes un peuple d’inventeurs et de créateurs toujours à la pointe de l’innovation, avec une fraîcheur sans cesse renouvelée, mais pour traverser l’histoire, il est nécessaire de synchroniser cette créativité avec la stabilité et l’éternité de la Torah multimillénaire.
Un mariage sans limites, d’une passion sans lignes rouges, est incroyablement excitant. Pourtant, il s’auto-dévore, s’épuise et ne peut résister à l’épreuve du temps. C’est le génie de la Torah qui permet à la vie conjugale de se réinventer chaque mois.
Les lois de la biologie nous imposent une certaine hygiène de vie. On ne peut manger ce que l’on veut, autant qu’on le veut, quand on le veut, dormir aux horaires les plus fantaisistes et vivre une vie débridée. Un jour, le corps présentera sa facture qui comptabilisera les dommages d’une utilisation incontrôlée qui n’a pas respecté notre rythme naturel.
De la même manière, on ne peut imaginer le rythme intérieur de l’âme.
Seul l’effort de synthétiser le soleil et la lune, la constance et la créativité, la stabilité et la nouveauté, nous permettra d’exprimer la pleine capacité de notre être.
En résumé, Adar II est un nouveau mois, pour nous rappeler comment exprimer notre Moi !