Des profondeurs, Ô Eternel, je T’implore ! (Téhilim 130, 1)
(Téhilim 130, 1) par le Rav Mordekhai Bitton
Notre génération aurait-elle pensé qu’elle devrait répondre à des questions ressortant relevant du jugement de Salomon : combattre et anéantir des terroristes génocidaires ou sauver à tout prix des otages ? Sauver en premier lieu un pays qui pourrait se trouver en danger d’anéantissement, ou prendre en compte, ici et maintenant, la souffrance des otages enfermés dans les caves des nazislamistes du Hamas ?
Mettre en danger des soldats en observant une trêve, permettant ainsi à l’ennemi de se ressaisir ou délivrer des femmes, des enfants, des hommes, des personnes âgées, des survivants de la Shoah ?
Etions-nous préparés à l’horreur ? Avons-nous un jour pensé que nous devrions demander à des archéologues de procéder à l’identification de corps massacrés, brûlés, martyrisés par des barbares venus de la bande de Gaza ?
Depuis Simha Torah 5784, le peuple juif vit dans le traumatisme. Au Sud d’Israël, à moins de 3 kilomètres des premières villes juives, vit une population assoiffée de sang juif, gorgée de haine et, surtout, prête à passer à l’action, comme le montrent les nombreuses vidéos où l’on voit des civils gazaouis participer aux pillages et aux tueries.
Des profondeurs des tunnels de Gaza, je t’implore Ô Eternel ! Permets-moi de savoir me poser les bonnes questions. Éclaire-moi dans cette obscurité, cette inhumanité !
Ces barbares ont enlevé des juifs ; là commence donc la mitsva de racheter les prisonniers !
Le Choulkhan Aroukh, le texte central de la loi juive (Yoré Déa, 252), proclame qu’il n’y a pas de mitsva plus grande que la mitsva du rachat des prisonniers. Maïmonide (lois des présents aux pauvres 8,10) écrit : « Celui qui détourne son regard de cette mitsva, ce commandement, transgresse l’interdit de ne pas sauver le sang de son prochain (Lévitique 19, 16). »
Quel prix doit-payer pour le rachat d’un prisonnier ?
C’est bien la question centrale qui secoue l’opinion publique israélienne et la classe politique, particulièrement en cette période de crise.
Le Talmud (traité Guittin 45a) précise : « On ne rachète pas les prisonniers à un prix supérieur à leur valeur afin de préserver l’ordre social ». Maïmonide ajoute (lois des présents aux pauvres 8,12) : « Ceci afin que les ennemis ne les poursuivent pas pour les kidnapper ».
Comment est fixée ladite valeur ? En fonction des cours sur les marchés aux esclaves, répond le Talmud. Ce marché n’existe plus mais les ennemis d’Israël ont bien compris l’attachement du peuple juif à la vie et au respect dû aux morts. On se rappelle en effet qu’Israël avait échangé le terroriste Samir kountar en Juillet 2008 pour recevoir les dépouilles de 2 soldats israéliens tués lors de la guerre du Liban en 2006. Le Hamas a donc joué la surenchère sur le « marché de l’enlèvement de soldats ET de civils israéliens ».
L’échange de Guilad Shalit contre 1027 prisonniers palestiniens (18 Octobre 2011 ; plus de 5 ans après son enlèvement par les terroristes de Hamas) a-t-il finalement dérogé à cette règle de la Halakha ?
Une réponse donnée lors du détournement d’un vol d’Air France vers Entebbe en Juillet 1976 peut nous aider à mieux comprendre le dilemme.
Le commando terroriste menaçait alors d’exécuter des otages si Israël ne libérait pas des prisonniers palestiniens détenus en Israël. La détermination du commando ne faisait pas de doutes. Dirigé par des terroristes allemands d’extrême-gauche, il avait procédé à une sélection entre les israéliens et non-israéliens. Cette abjection revenait en fait à séparer les juifs des non-juifs.
Il avait alors été demandé à rav Ovadia Yossef (za’l), rav Ben-Tsion Abba Chaoul (za’l) et à rav Chlomo Zalman Auerbach (za’l), trois décisionnaires de premier plan, s’il était envisageable de libérer des terroristes potentiellement dangereux contre des civils qui couraient un danger immédiat.
La question reposait essentiellement sur le caractère probable d’un retour au terrorisme de certains de ces prisonniers face au caractère certain et immédiat du danger encouru, au moment où des décisionnaires devaient trancher.
Ces trois géants avaient répondu ainsi : il est certain que la libération de terroristes comporte de nombreux dangers. Cependant ces risques s’effacent devant le danger encouru, à cet instant, par les otages.
On connaît la suite. En accord d’ailleurs avec ces mêmes décisionnaires, Israël a tenté une opération risquée qui s’est soldée par la libération des otages avec la perte notamment du chef du commando israélien, Yonathan Netanyahou (za’l), le frère de l’actuel premier ministre.
Nous voyons donc que la notion de danger immédiat l’emporte sur toute autre considération. Cependant, ce point est effectivement retenu dans le cadre d’une opération terroriste en temps de paix. C’est une des considérations qui a guidé les architectes de l’accord d’échange en vue de récupérer Guilad Shalit.
Qu’en est-il lorsqu’il s’
agit d’un échange en temps de guerre ?
Est-ce que cette règle s’applique lorsque les opérations d’échanges contraignent à une pause dans les affrontements et peuvent troubler la suite des opérations ? C’est effectivement le cas lors du récent échange entre des terroristes purgeant des peines de prison en Israël et des otages enlevés par les terroristes de Hamas-Daech (selon la terminologie officielle israélienne) ?
Il est évident que l’on ne peut donner un avis circonstancié qu’en étant en possession de tous les éléments. Cependant, les décisionnaires tendent à penser qu’on n’interrompt pas une guerre pour racheter de prisonniers même si ceux-ci sont en danger. Le Hatam Sofer (1732-1869) (Responsas Hochen Michpat 44) écrit qu’il est permis de partir en guerre pour les besoins de l’Etat et le maintien de son autorité. Il ajoute que la guerre comporte des risques de mort et d’emprisonnement pour les soldats capturés. Cela ne doit pas empêcher de commencer ou de poursuivre une guerre si le chef de l’État la juge nécessaire.
Rav Yaakov Kamenetski (1891-1986) avait été consulté lors du détournement d’avions américains vers la Jordanie en 1972. L’un des passagers n’était autre que rav Ytshak Hutner (1906-1980), auteur du Pahad Ysthak, un des plus grands penseurs contemporains du Judaïsme orthodoxe. Certains de ses élèves étaient prêts à payer une importante rançon pour obtenir sa libération. Le rav avait répondu qu’on ne donnait aucune somme pour racheter un prisonnier en temps de guerre car cela revenait à aider et soutenir l’ennemi. A cette époque, les détournements d’avions se multipliaient ; ils étaient devenus l’arme préférée des groupes terroristes avant que le raid d’Entebbe et des opérations similaires mettent (quasiment) fin à ce type de terrorisme. Les décisionnaires soutiennent même le projet d’opérations militaires pour sauver les otages, y compris si cette opération peut entraîner la mort d’otages. Cette règle s’applique évidemment en temps de guerre (cf. Hazon Ich ; sur Yoré déa 69).
Après la reprise des combats dans la bande de Gaza après l’échange de terroristes contre 103 otages, on peut supposer que le gouvernement israélien avait suffisamment d’éléments pour préférer une pause et le sauvetage notamment des femmes et des enfants. On sait maintenant que le Hamas a pratiqué un féminicide caractérisé et des agressions sexuelles avérées contre les femmes enlevées le 7 Octobre. Cet échange a permis ces libérations et la fin des exactions à l’égard des otages. Il n’a pas empêché la reprise de l’assaut contre le Sud de la bande de Gaza.
Ces décisions, comme nous l’avons écrit au début de cet article, nécessitent la sagesse du roi Salomon. Cependant, elles sont posées à notre époque et peuvent être envisagées à la lumière des sources disponibles sur le sujet.
(Précision : cet article n’a pas pour objectif de trancher les questions dramatiques liées aux conséquences du massacre de Simhat Torah 5784/7 Octobre 2023. Il pose quelques-unes des données liées à la halakha, la loi juive, en vigueur dans ce genre de situation)
D’après la présentation de rav Yohanan Bourguer dans Cha’ata amikta, bulletin hebdomadaire, Parachat Vayichlah, Novembre 2023.)