Retour sur l’histoire d’un livre hors du commun.
Nous sommes en 1488, l’Espagne est sous l’Inquisition et expulse des familles juives par milliers. Parmi elles, la famille Karo, dont le petit Yossef s’avérera être plus tard un maître incontesté de la Halakha (lois juives) pour l’ensemble du peuple d’Israël.
C’est à l’âge de 34 ans que Rabbi Yossef Karo, alors rabbin de communauté en Bulgarie, entama l’écriture de son commentaire sur le Tour. Le Tour est un ouvrage rédigé par Rabbi Yaakov le fils du Roch qui était un célèbre commentateur talmudique du 13ème siècle. Ce recueil synthétise quasiment une à une les lois issues du Talmud effectives en exil. Sa particularité est de rapporter les avis de nombreux décisionnaires sur un seul et même sujet. Rabbi Yossef Karo écrira en marge du Tour un commentaire appelé Beit Yossef dans lequel, il mettra en exergue les avis d’autres décisionnaires tel que Maïmonide, Roch, Nahmanide, Mordékhi, Ran et d’autres qui se sont exprimé sur le sujet. Les décisionnaires, comme leur nom l’indique, tranchent la Halakha sur des cas contemporains prenant pour références les décrets talmudiques.
Le Beit Yossef entreprit d’établir la Halakha suivant ce qu’il considéra être les trois piliers de la Halakha – le Rambam (Maïmonide), le Rif et le Roch. Chacun ayant préalablement rédigé son commentaire sur le Talmud, il ne suffisait que d’en faire la synthèse. Sa méthode fut de trancher la loi sur un sujet donné en fonction de la majorité des avis convergents de ces trois piliers. Dans les cas où l’issue de la loi ne fut pas apparente au sein de ces trois rachis, le Beit Yossef y associa d’autres décisionnaires tels que le Ramban (Nahmanide), Mordékhi, Ran ou le Smag.
Durant l’écriture du Beit Yossef qui s’étala sur plus de trente ans, le Rav Karo et sa famille s’installèrent à Safed où le Rav prit connaissance des enseignements du Ari’zal qui fut l’un des plus éminents cabalistes de ses dernières décennies. Son œuvre influencera de manière significative la vision du Choulhan Aroukh, notamment concernant les lois de la prière.
À l’issue de son gigantesque commentaire sur le Tour, Rabbi Yossef Karo rédigea une synthèse de son Beit Yossef qui ne retiendra uniquement que les lois effectives. Ce livre s’intitule Choulhan Aroukh qui signifie littéralement « la table dressée » en référence au propos de la Bible desquels D.ieu dit à Moïse d’enseigner les différentes lois de façon limpide comme une table dressée prête à la consommation[1]voir Rachi sur Exodes 21:1, Mekhilta de Rabbi Ichmaël, section Michpatim.
Ainsi, le Choulhan Aroukh recueille les lois qui portent sur les quatre principaux domaines de la vie juive :
- Ora’h Haïm – le levé matinal, les phylactères, la prière, le Chabbat, les jours de fêtes, etc.
- Yorè Déa – lois sur l’abattage rituel, cacherout, période de Nidda, Ribit, les vœux, le deuil, etc.
- Even Haezer – lois portant sur le mariage-divorce, les autres lois concernant les relations homme-femme.
- Hochen Michpat – lois se rapportant aux juges, aux tribunaux, aux litiges pécuniaires, au pénal, etc.
L’idée du Choulhan Aroukh était d’unifier la loi juive afin qu’il n’y ait plus qu’un seul recueil de référence pour tous, évitant ainsi les mésententes et distinctions « Car c’est l’aboutissement final, d’avoir une seule Torah et une et même loi »[2] Rabbi Yossef Karo, Beit Yossef, introduction.. Et bien qu’il déclara officiellement ne pas abolir les coutumes antérieures à son ouvrage[3] Ibid. et qu’il reçut l’approbation de deux cents rabbins de son temps[4] Birkei Yossef, Hochen Michpat, 25:29, Chem Hagdolim, section sur ouvrages, alinéa 2., cette méthode déplut fortement à certains décisionnaires, dont certains interdirent même à leurs élèves d’étudier le Choulhan Aroukh.[5]Notamment le Maari Ben Lev qui interdit à ses élèves le Choulhan Aroukh, Chem Gdolim, section Beit Yossef
La plus grande opposition s’éleva du courant des rabbins ashkénazes et polonais qui prétextèrent que le Choulhan Aroukh, étant majoritairement basé sur les décrets du Rambam et du Rif tous deux sépharades, ne fit pas mention de leur us et coutumes. Toutefois, pour répondre à cette problématique, le Rav Moché Esserles surnommé le Rama, annota toutes les lois du Choulhan Aroukh qui diffèreraient des coutumes ashkénazes, y tranchant la loi pour les ressortissants d’Europe de l’Est. Lui aussi, à l’instar du Beit Yossef, rédigea au préalable un vaste corpus de loi appelé Darkei Moché dans lequel il fit l’analyse des décisionnaires médiévaux avant de synthétiser le tout dans son Rama . Aujourd’hui, la grande majorité des éditions du Choulhan Aroukh est publiée avec les annotations du Rama pour la communauté ashkénaze.
Cependant d’autres voix s’élevèrent prétextant que l’étude du Choulhan Aroukh risquerait avec le temps de devenir l’étude principale de la Halakha mettant de côté l’approfondissement complexe des discussions talmudiques.[6]Maharal de Prague, Derekh Haim, Avot 6 :6, son frère « Vikouah Maym Haim » Mais il semblerait toutefois que la dégradation du niveau spirituel des générations eut raison de leur réclamation…
Aujourd’hui le Choulhan Aroukh, qui comporte les décisions de Marane et du Rama, est considéré comme le livre de référence en matière de Halakha pour l’ensemble du peuple juif.
Références
↑1 | voir Rachi sur Exodes 21:1, Mekhilta de Rabbi Ichmaël, section Michpatim |
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↑2 | Rabbi Yossef Karo, Beit Yossef, introduction. |
↑3 | Ibid. |
↑4 | Birkei Yossef, Hochen Michpat, 25:29, Chem Hagdolim, section sur ouvrages, alinéa 2. |
↑5 | Notamment le Maari Ben Lev qui interdit à ses élèves le Choulhan Aroukh, Chem Gdolim, section Beit Yossef |
↑6 | Maharal de Prague, Derekh Haim, Avot 6 :6, son frère « Vikouah Maym Haim » |