Les mois de juillet et d’août fleurent bon les vacances, la crème solaire et le sable chaud. Pourtant, juste avant, dans le calendrier juif, plane comme un nuage sombre et triste, la période de Bein Hametsarim, littéralement une période « d’entre les étroitesses ».
Elle s’étend du 17 Tamouz, jour de la première brèche dans la muraille de Jérusalem, au 9 Av, jour où furent détruits les deux Temples. Le premier sera brûlé par les Babyloniens en -422, puis, cinq siècles plus tard, le Second, par les Romains en 70 de l’ère vulgaire.
Comme son nom l’indique, pour beaucoup, cette période est oppressante, impression encore accentuée par les coutumes de deuil propres à ces trois semaines : pas de mariage, pas de musique, etc.
Certains préféreraient que l’horloge accélère pour nous permettre enfin de profiter de nos vacances justement méritées, du soleil et du rire des enfants.
Pourtant, dans ces jours, a priori sinistres, se cache un potentiel insoupçonné, que nous essaieront de percevoir avec un nouveau regard sur Bein Hametsarim.
Le Talmud Talmud de Babylone, Baba Kama 59b nous raconte l’histoire assez surprenante d’un sage surnommé Eliezer le Petit, nom qui témoigne de son humilité hors du commun. Il fut arrêté par les agents de l’Exilarque dans les rues de Nehardea, ville de l’antique Babylone, non loin de l’actuelle Falloujah, pour une raison étrange : la couleur de ses chaussures ! Contrairement à la coutume locale, Eliezer porte des chaussures noires en souvenir de la destruction de Jérusalem. Les agents l’interrogent : Es-tu suffisamment grand pour bénéficier du privilège de t’endeuiller pour Jérusalem ? Incarcéré pour orgueil et « port illégal d’uniforme », il dut révéler et prouver ce qu’il avait toujours essayé de cacher, qu’il était un Gavra Rabba — un « grand homme » —, pour être enfin libéré.
Texte hautement surprenant : pourquoi le deuil de Jérusalem ne serait réservé qu’à une élite tout au long de l’année ? Et pourquoi, alors, le deuil de Bein Hametsarim nous concerne-t-il tous, grands et moins grands ?
Nous suivrons ici la profonde explication donnée par le Rav Haïm Friedlander, un des grands maîtres à penser du XXe siècle.
La destruction de Jérusalem, il y a près de 2 000 ans, pèse encore aujourd’hui lourdement sur nos épaules. Nous pourrions donner à cela deux raisons principales.
Le Temple de Jérusalem était une déchirure dans le voile, une fenêtre qui nous permettait d’apercevoir la main divine gérant le monde. Au Beth Hamikdach, les miracles étaient quotidiens et les sacrifices nous permettaient de réparer nos fautes et de vivre sans en traîner le boulet.
Le Midrach Rabba Berechit Rabba 65 22 nous raconte l’histoire d’un homme au destin hors du commun nommé Yossef Méchita. Lorsque les Grecs profanèrent le Temple, ils craignirent malgré tout de rentrer dans la partie la plus sainte de l’édifice. Seul un Juif, Yossef Méchita, traître à son peuple et à son D.ieu, accepta d’entrer pour en sortir avec le salaire qu’on lui avait promis : l’imposante Ménora d’or pur. Ébloui, le général préféra confisquer la Ménora pour l’offrir à l’empereur et proposa à Yossef de retourner se servir dans le Temple. Celui-ci refusa : Ne suffit-il pas que j’aie offensé mon Créateur une fois, faudrait-il encore que j’y retourne ? Même sous la menace, Yossef refusa obstinément. Il finira scié en deux sur un établi de charpentier, hurlant ses regrets pour son acte de blasphème en ignorant sa propre souffrance.
Comment comprendre ce revirement aussi total que soudain ? Le Rav Kahaneman de Poniowitz nous donne une réponse simple et puissante : il était entré dans le Temple ! La rencontre avec le divin ne pouvait laisser insensible même le cœur de pierre d’un traître et pouvait le catapulter vers le martyr le plus héroïque.
Le Temple était donc une aide précieuse dans notre service quotidien en favorisant la perception du divin et la réparation des fautes.
La seconde raison du deuil est ce que l’on appelle « l’exil de la Présence divine ». Depuis la destruction, la Gloire divine est dissimulée dans la Création et le mensonge et le mal peuvent prospérer, semble-t-il, sans aucune limite.
Mais qui pourrait se plaindre de cette absence et du plafond de verre qui lui est imposé ?
Supposons que l’un de vos employés les plus dynamiques vous demande une rallonge de budget pour développer un nouveau projet. Après une rapide vérification, vous remarquez qu’il utilise au mieux tous les moyens que vous avez mis à sa disposition, mais que pour atteindre ses objectifs, l’octroi de nouveaux subsides serait bienvenu. Si vous en avez les moyens, vous les mettrez à sa disposition avec joie.
Auriez-vous donné la même réponse à son collègue qui, lui, vient en dilettante et formule la même demande ?
Seul celui qui a utilisé tous les moyens qui sont à sa disposition peut se plaindre de son potentiel non réalisé. Celui qui a fait tout ce qui était en ses moyens pour se connecter à D.ieu mais souhaiterait aller plus loin peut demander le Temple pour se rapprocher encore.
Celui qui souffre d’être englué dans la fange de ses fautes passées, malgré tous les efforts fournis pour les réparer, et qui aspire à la pureté que seuls les sacrifices offerts sur l’autel pouvaient donner, pousse un soupir légitime.
Seul celui qui consacre sa vie à rechercher la vérité, à proclamer la Gloire divine peut se désoler de « l’exil de la Présence divine ». Ceux qui s’investissent totalement ont le droit de pleurer et réclamer un Temple dont la présence leur manque.
Mais comment l’homme du commun pourrait avoir l’audace de dire que le Temple lui manque alors que tant de ressources dont il dispose restent encore inexploitées ? Ne serait-il pas plus logique d’utiliser tout d’abord les moyens disponibles avant d’en demander de nouveaux ? C’est pourquoi il fallait être un Gavra Rabba — un grand homme — pour porter des chaussures noires à Nehardea.
Mais, durant les trois semaines de Bein Hametsarim, tout change. Le deuil devient national et l’on nous donne le droit de porter les chaussures des Grands. On respire, pour quelques jours, l’air des cimes, celui que respirent ceux qui essaient chaque jour de progresser.
Cette période est l’occasion unique de voir le Grand Homme qui sommeille en nous, l’homme qui a toujours envie de grandir. Alors, on ressent quelque part le manque du Temple, le besoin de pureté et la soif d’une rencontre avec D.ieu.
Du 17 Tamouz au 9 Av, et seulement à ce moment, on nous donne la possibilité de nous sentir grands, accomplis et en route vers la perfection, ce qui légitime notre besoin de la reconstruction de Jérusalem. Derrière l’abord effrayant, ces quelques jours cachent une chance précieuse de développement personnel.
Nos Maîtres nous enseignent que « Tout celui qui s’endeuille pour Jérusalem voit sa reconstruction ». La promesse n’est pas au futur, elle nous parle au présent. Ce deuil nous permet de voir, dès maintenant, la connexion avec le Temple et sa grandeur qui se construit dans notre cœur.
Nous comprenons alors d’une manière tout à fait différente le verset des Lamentations de Jérémie : « כל רודפיה הישיגוה בין המצרים » — « Tous ses poursuivants l’ont atteinte entre les étroitesses ». Le texte devient désormais, tous les « Rodfei Y-a » — « ceux qui recherchent D.ieu » — peuvent l’atteindre lors de Bein Hametsarim, période difficile certes, mais germe d’une délivrance promise.