Le mois de Av : le juif à l’oreille cassée

Le Sefer Yetsira est le plus ancien ouvrage de mystique juive dont nous disposons et est attribué traditionnellement au patriarche Avraham en personne^[1]Selon Rabbénou Saadia Gaon, les idées du Sefer Yetsira furent conçues par Avraham Avinou, avant d’être transmises de génération en génération et d’être mises à l’écrit à … Continue reading. Il établit un parallèle entre les douze mois de l’année et les douze forces du Peuple juif, représentées par les douze tribus d’Israël, ainsi qu’avec les douze forces du corps.

D’après le Ari Zal et le Gaon de Vilna, le mois de Tamouz correspond à Réouven qui, comme son nom l’indique, rappelle la vision, et le mois de Av correspond à Chimon nommé d’après le sens de l’ouïe.

Les mois de Tamouz et Av sont devenus les mois de la destruction, et par conséquent les mois où se sont corrompus les sens de la vue et de l’ouïe. 

La vue est abimée au mois de Tamouz

Durant tout le mois de Tamouz, les explorateurs visitent la Terre d’Israël, et, en lieu et place de s’émerveiller des richesses de la terre promise, sont écrasés par la taille des forteresses et la puissance des défenseurs. Ils ne surent pas voir le cadeau qui leur était offert et furent la proie d’un aveuglement terrifiant. En Av, plus précisément dans la nuit du 9 Av, les explorateurs livrent au Peuple d’Israël un rapport accablant. Le peuple sorti d’Egypte par la puissante main divine, écoute leur rapport, vacille puis s’écroule dans un profond désespoir. Les sanglots accablés retentissent sous les tentes cette nuit-là, annonçant des siècles de larmes.  Cette même nuit du 9 Av: les Deux Temples y seront détruits, Beitar écrasée dans le sang, les juifs expulsés d’Angleterre (18 juillet 1290) , puis expulsés d’Espagne (2 août 1492), la Première des deux Guerres mondiales déclarée (1er août 1914), les juifs du Ghetto de Varsovie deportés (23 juillet 1942) et encore bien d’autres… 

De plus, ajoute le Gaon de Vilna, pendant les quarante années de pérégrinations dans le désert, chaque nuit du 9 Av, on entendait une proclamation demandant à tous les hommes de creuser leur propre tombe dans laquelle ils passeraient cette nuit funeste. Au matin, certains se levaient et d’autres non…

L’ouïe est atteinte au mois de  Av. 

Une écoute captieuse, trompeuse, peut devenir une écoute mortifère. 

Essayons de comprendre la signification de cette atteinte de la capacité à écouter.

Parmi nos facultés de perception, l’ouïe est une exception: à la différence de la vision, on n’entend jamais un message tout entier en même temps. On perçoit syllabe après syllabe, et notre cerveau nous permet de relier les syllabes pour former des mots , puis des phrases et des idées. Si nous pouvions percevoir tout le message au même instant, ce serait incompréhensible. Mon maître, Rav Moché Shapira zt”l nous expliquait que l’écoute est, par définition, une connexion de signaux que nous relions ensemble. Celui qui oublie les signaux précédents ne peut arriver à entendre, à construire le message final.

En hébreu, la racine de “ Chama”, écouter signifie aussi “rassembler”. Lorsque le Roi Saül rassemble son armée, le verset témoigne “ Vayechama Chaoul, Saül rassembla le peuple et il le recensa”^[2]Samuel 1 15, 4 .

L’ouïe est un sens qui nous permet de connecter des données, afin de conceptualiser une idée globale. Lorsque ce sens se dégrade, la force de connexion disparaît et les éléments se dispersent et s’éparpillent. C’est ce qui s’appelle le ‘’Hourban’’, la destruction.

La destruction est l’éclatement d’une construction qui transformait un ensemble de briques en un bâtiment unique. La destruction réduit une unité à une multitude de petites individualités. C’est ce que nous enseignent nos maîtres en soulignant que “Harev”, détruit, est l’inverse de “Haver” ami, connecté. Annuler une connexion c’est détruire. 

Le mois de Av, mois de la destruction, handicape l’ouïe et porte atteinte à notre capacité à connecter les hommes et les idées ensembles. Lorsque les juifs se haïrent les uns les autres, il n’y avait plus de ‘’Haver’’ (ami)  et le ‘’Binyan’’, le Bâtiment du Temple fut ‘’ Harev,’’ détruit.

Néanmoins, une question demeure: comment peut-on reprocher au peuple d’Israël d’avoir écouté les explorateurs? Ils ont entendu ce qu’on leur a déclaré, ils ne peuvent être tenus pour responsables du discours que d’autres ont formulé à leur intention!

La réponse est que notre écoute nous permet de relier et organiser les données que l’on met à notre disposition, selon notre propre intelligence. L’idée principale de l’exposé des explorateurs était: le peuple de Canaan est “ plus fort que D’… lui-même”^[3]Talmud de Babylone Sota 35a . La conclusion que le Peuple d’Israël devait tirer, devait être diamétralement opposée: la terre est merveilleuse, ruisselle de lait et de miel, et D’… qui nous l’a promise va nous permettre de la conquérir, comme Il nous a accompagné à chaque instant depuis la sortie d’Egypte. Ils auraient dû étudier le discours des explorateurs, l’interpréter positivement  pour en tirer une décision différente, qui elle, aurait été plus juste.

Seule la sagesse de la Torah peut nous sauver de la destruction

Le Talmud^[4]Talmud de Jérusalem Yoma 1, 1 nous enseigne que “ Celui qui n’a pas vu la reconstruction du Temple est comparable à celui qui a vu sa destruction”. Les responsabilités sont équivalentes car si la raison de la destruction avait été résolue, le Temple aurait été reconstruit. Et le Talmud poursuit: “ Celui qui n’a pas de “Daat”, de réelle sagesse, est comparable à celui qui a vu de son vivant la destruction du Temple”.

Le ‘’Daat’’, la réelle sagesse, est la capacité d’identifier la profonde et réelle signification des données et des évènements et de vivre selon cette compréhension. Celui qui ne sait pas écouter, ne sait pas lire correctement la réalité, ne sait pas relier les éléments convenablement, vit dans un monde détruit. 

La Torah nous éclaire, elle constitue une lunette de vérité qui nous permet d’arriver aux bonnes conclusions: pas celles qui nous désespèrent mais celles qui nous emplissent d’énergie, pas celles qui nous détruisent mais celles qui nous construisent et nous relient.

Face au torrent d’informations et surtout d’analyses que l’on déverse sur nous, il faut savoir non pas écouter mais tendre l’oreille, position pro-active de celui qui sait tirer les conclusions avec sagesse “ Tends l’oreille et écoute les paroles des Sages”^[5]Proverbes 22,17, comme nous le chuchotait le Roi Salomon…