Cet argumentaire nous est hélas connu de longue date, dans toutes ses plus sinistres variantes. Depuis le 7 octobre, pour dernier exemple, la reine de Jordanie s’est jointe elle-même aux millions de personnes persuadées que tous les récits, témoignages et vidéos n’étaient que mensonges et fake news, forgés pour mieux accabler le peuple palestinien. On n’a bien sûr pas oublié le combat acharné mené entre autres par les Klarsfeld, depuis des décennies, contre les négationnistes de tout poil. Spectacle étonnant : alors même que les rescapés de la Shoah se trouvent encore parmi nous, et avec eux tant de documents et d’aveux des nazis eux-mêmes, des millions de personnes de par le monde disent et écrivent qu’il ne s’agit là que d’un grossier mensonge des Juifs. En d’autres termes : Nova, Auschwitz, chambres à gaz, même combat contre le mensonge juif !
Or, ce qui interpelle ici, c’est que cet argumentaire spécifique accompagne le peuple d’Israël depuis sa naissance ! Les Égyptiens, pour commencer, ont tout fait pour effacer le moindre souvenir des Hébreux et de la sortie d’Égypte. Sans y réussir complètement toutefois, mais c’est un autre sujet. Sans craindre de se contredire, ils sont quand même allés réclamer, à l’époque des rois grecs, le remboursement du pillage massif dont ils avaient été victimes de la part de ce « peuple d’esclaves lépreux qui s’étaient enfuis de leur pays »…
Mais c’est avec les Samaritains que l’on entre vraiment dans le vif du sujet. Ce sont eux qui ont, pour la première fois, formulé et théorisé une thématique appelée à un long succès dans le christianisme comme dans l’islam : les Juifs ont falsifié leurs textes sacrés, ils mentent sciemment et refusent avec une obstination coupable de reconnaître la vérité.
La bonne Samaritaine ?
En Occident, on connait de différentes façons les Samaritains : les Parisiens connaissent bien sûr le célèbre grand magasin ‘La Samaritaine’ ; les plus cultivés ou les plus pratiquants connaissent à tout le moins les récits, dans les Évangiles, concernant ‘le bon Samaritain’ ou ‘la bonne Samaritaine’. Récits éminemment polémiques, qui s’inscrivent dans le cadre d’un narratif antijuif.
Le Talmud est plus explicite, et plus complexe : les Samaritains y sont désignés du nom de Koutim ; lors de l’Exil des Juifs à Babylone, ce peuple oriental avait été déporté vers la terre d’Israël, à la place des Juifs, essentiellement sur les territoires des tribus d’Ephraïm et Menaché, descendants de Yossef ; ils avaient pu peut-être s’y mêler à un petit nombre d’habitants épargnés de la déportation ; effrayés par les bêtes sauvages qui ravageaient le pays, ils avaient demandé à se convertir à la religion des anciens habitants du pays ; tenus désormais pour Juifs, leur conversion motivée par le seul espoir d’échapper ainsi aux bêtes sauvages, était cependant restée longtemps suspecte aux yeux des Sages, jusqu’à ce que la preuve de la subsistance de croyances idolâtres parmi eux soit finalement apportée ; déjà repoussés par Ezra au retour de l’Exil de Babylone, exclus de la reconstruction de Jérusalem et du Temple, ils avaient alors développé un ‘contre narratif’ dénonçant les Juifs comme menteurs et falsificateurs : pour l’essentiel, ils se présentent comme les authentiques descendants des deux tribus issues de Joseph ; ils rejettent la Loi orale des Juifs _ Torah ché-be-‘al pé _ exposée et développée dans le Talmud, ce qui n’est pas sans conséquences importantes dans leur mise en application des mitswoth ; ils présentent comme leur lieu sacré le mont Guérizim, à Chekhem/Naplouse, au sommet duquel ils sacrifient encore de nos jours le korban Pess’ah, l’agneau de la fête de Pâques ; les deux premiers commandements du Décalogue ont d’ailleurs été fondus en un seul dans leur tradition, laissant la place à un dixième, consacrant le mont Guérizim comme lieu du temple à construire ; les Juifs auraient falsifié le texte de la Tora et auraient modifié, entre autres, jusqu’au Décalogue, pour lui nier ce statut éminent et lui opposer le mont Moriah à Jérusalem. Leur argumentaire et leurs divergences avec le judaïsme se prolongent certes sur bien d’autres points, mais l’essentiel est déjà dit : la Tora aurait été sciemment falsifiée, et c’est sur ce mensonge primordial que le judaïsme se serait construit.
Une longue descendance
Il y a là un phénomène étonnant et unique dans l’histoire de l’humanité ! Aucune autre nation, aucune autre tradition ne s’est ainsi vue accompagner, depuis ses origines jusqu’à nos jours, par une telle accusation récurrente : mensonge, falsification et manipulation seraient les sources maléfiques et fécondes auxquelles les Juifs puiseraient sans vergogne. Accusation qui se verra déclinée sur tous les modes et en tous les temps. La liste de ses avatars serait hélas bien longue, mais ses principales résurgences sont suffisamment explicites.
Ce furent tout d’abord les disciples de l’homme de Nazareth, parmi lesquels, d’ailleurs, la présence de Samaritains et la reprise d’éléments de leur argumentaire a fait l’objet d’études savantes : les premiers chrétiens n’affirmèrent-ils pas d’emblée que les chefs du Sanhédrin connaissaient la vérité à son sujet mais que, dans la noirceur de leur cœur, ils choisirent de le condamner et de le remettre aux autorités romaines ? Voilà donc le mensonge atavique des Juifs révélé, mensonge qui va se perpétuer jusqu’à nos jours sous la houlette de leurs maîtres, dans leur refus de reconnaître la vérité du christianisme !
Ce furent ensuite leurs successeurs qui, tout au long du Moyen-Âge, stimulés en général par des renégats, affirmèrent que les autorités rabbiniques cachaient la vérité à leurs fidèles ; et que le Talmud lui-même, ou pourquoi pas le Zohar lui aussi, si on les délivrait de leur emprise manipulatrice, pourraient apporter la preuve de la vérité chrétienne.
L’Islam, à commencer par son fondateur, reprit à satiété cette accusation, bien commode pour stigmatiser ces farouches opposants : ce n’est pas Yits’hak qu’Avraham reçut l’ordre de sacrifier, comme le raconte le texte qu’auraient falsifié les Juifs, mais bien Yichmaël ; la Tora, si on l’interprète comme il se doit, annonce la venue du prophète ultime que prétendait être Mahomet ; de nos jours, face aux fascinantes découvertes archéologiques, le mufti de Jérusalem peut malgré tout affirmer sans sourciller que les prétentions juives ne sont qu’usurpation, qu’il n’y a jamais eu de temple juif sur le mont…du Temple ; que la tombe de Rachel, ou le Kotel, ou la grotte de Makhpéla à ‘Hevron, sont des sites par essence musulmans…
Étrange intériorisation
L’affaire se corse toutefois, lorsqu’on voit un argumentaire semblable, porté haut et fort en chef d’accusation contre les autorités rabbiniques, venir cette fois des rangs des Juifs eux-mêmes : ils furent en effet nombreux, aux quatre coins du monde juif de l’époque, à accuser et même gravement menacer ceux qui, parmi les plus grands maîtres d’Israël, rejetaient fermement les prétentions messianiques du faux messie Chabetaï Tsevi en plein XVIIe siècle : là encore, on parla d’aveuglement, de falsifications des textes et de manipulations, de la part de ceux qui se présentaient mensongèrement comme les garants de la transmission de la Tora.
La question se pose évidemment : comment interpréter la récurrence étonnante de cette accusation, unique au monde, à l’encontre des maîtres de la tradition juive ? Plus encore, comment comprendre que des Juifs aient pu eux aussi intérioriser cette rhétorique, au point de pouvoir la reprendre avec une telle violence ? De nos jours mêmes, n’entend-on pas jusque dans nos rangs une petite musique étrange, pour ne pas dire proprement étrangère : ceux que l’on tient pour les plus grands maîtres du peuple juif se trompent sur les grandes questions du monde moderne, comme dans leur rapport à l’État d’Israël et aux enjeux auxquels celui-ci se voit confronté ; ils savent qu’ils se trompent, mais sont prêts à tromper leur public pour ne pas avoir à reconnaître la vérité…!
Troublante similitude et permanence d’une accusation venue du fond des âges. À l’évidence, la grande aventure du peuple d’Israël dérange, bouscule, bouleverse, au point de susciter de façon répétitive un négationnisme multiforme. Bien des réponses auront été proposées à cette énigme de l’Histoire, qui ne peuvent être exposées dans le cadre de cet article. Contentons-nous de signaler un point commun à tous les antagonismes évoqués ici : la détestation chez certains, la défiance chez d’autres, le mépris chez tous, et à chaque génération, à l’encontre des grands Maîtres de la tradition juive.
Auteur : Binyamin Tagger