Nous sommes au lendemain de la guerre de Kippour. Le peuple d’Israël est sauvé de la destruction que lui réservaient ses voisins arabes, mais le prix de la victoire est exorbitant : des milliers de morts juifs ainsi que des milliers de terribles blessés. Parmi eux, un soldat qui se trouve maintenant inanimé en soins intensifs. Soudain, il ouvre les yeux. Au milieu des cris de joie autour de lui, lui reviennent le souvenir du champ de bataille, le sifflement des balles qui ricochent autour de lui, le souffle de la mort qui plane dans l’air, et surtout cette terrible douleur, si soudaine, qui lui déchire le dos. Après, un trou noir.
Les médecins qui lui rendent visite sont tout sourires : « Tu as été blessé, mais D.ieu merci, tu es ici, avec nous, vivant ! » Une longue rééducation l’attend avant de pouvoir se relever.
Cependant, rapidement, les sourires disparaissent et la nouvelle tombe : la moelle épinière a été touchée et il ne pourra plus jamais marcher. On envisage même de lui amputer une jambe.
Devant un avenir dans un fauteuil roulant, notre soldat se brise. Lui, une vie d’infirme, jamais !
Devant son désespoir, l’un de ses amis lui propose : « As-tu entendu parler de Baba Salé ? Vas le voir pour qu’il te bénisse. » Mais le soldat est épuisé, écrasé : « À quoi bon ? Je n’ai pas la force d’aller jusqu’à Nétivot, c’est si loin. » « Essaie, qu’as-tu à perdre ? »
Le blessé accepte et se rend dans la modeste maison de Rabbi Israël Abouhatsira, alors encore peu connu, à Nétivot. Il explique, raconte la guerre et sa blessure, le sombre avenir qui l’attend.
Si l’accueil du maître est chaleureux et plein d’amour, la réponse est surprenante : « Dis-moi, s’il te plaît, mets-tu les Téfilin ? » « Non », répond le jeune homme.
« Et Chabbat, tu respectes Chabbat ? » « Non plus… »
« Sache — répond le Tsadik : Hachem nous a donné un corps pour accomplir sa volonté. Si on ne fait pas les mitsvot, comment peut-on demander au Créateur de nous guérir ? »
Le soldat, profondément remué, pleure amèrement.
Baba Salé lui dit alors : « Concluons un accord : je te bénis pour que tu puisses marcher à nouveau et tu t’engages à respecter la Torah et les mitsvot. Qu’en penses-tu? »
Le silence est à couper au couteau… « D’accord », dit le garçon.
« Donne-moi ta main : je te bénis pour que Hachem t’envoie une totale guérison. »
« Amen », répondent tous les présents dans la salle.
Mais Baba Salé ne s’arrête pas là : « Maintenant, lève-toi et marche ! »
« Mais vous savez bien que c’est impossible ! » « Lève- toi et marche, j’ai dit ! »
Et à la stupeur de tous, le soldat se lève du fauteuil roulant et fait quelques pas. Incrédule, il marche encore jusqu’à la porte, ivre de joie, avant de se lancer dans la rue pour chercher un téléphone public et annoncer la nouvelle à sa famille. Les téléphones étaient rares en ce temps et le plus proche se trouvait à la Yéchivat Haneguev, à quelques centaines de mètres. Lorsque les élèves entendent le miracle qui se passe sous leurs yeux, ils se mettent à danser avec cet homme que les médecins avaient condamné à l’infirmité !
L’histoire de ce prodige se répand comme une traînée de poudre et sera le début de l’immense popularité de celui qu’on appelle « Baba Salé » — le père qui prie —, un Sage et un Juste hors du commun, qui a sauvé par ses bénédictions des milliers de Juifs dans des circonstances souvent incroyables.
En revanche, bien peu connaissent la suite de cette célèbre histoire.
Rabbi Ezra Adès, grand Rabbin de Herzliya et fils du Rav Yaakov Adès, Roch Yéchiva de Porat Yossef, raconte cette histoire lors de la Hiloula de Baba Salé. À la fin du cours, un des assistants s’approche : « Sache que je suis ce fameux soldat blessé. Et j’aimerais te raconter la suite. J’ai réalisé ma part de l’accord. En un an, ma vie a totalement changé et je suis devenu un Juif pratiquant. Je suis alors retourné rendre visite à Baba Salé pour le remercier et lui demander une bra’ha pour me marier.
Sa réponse fut immédiate : « Rends-toi de suite à Péta’h Tikva. »
Pour moi, il était évident que j’obéissais sans poser de questions. Arrivé à Péta’h Tikva, il était déjà tard et je cherchais une synagogue pour prier Min’ha. Me voyant perdu, un vieux yéménite vient à ma rencontre et me propose de l’accompagner puisqu’il va justement prier. Sur la route, je lui explique la mission que m’a donnée le Rav.
À la fin de la Téfila, le vieil homme me dit : « J’ai une idée pour toi ! » Eh bien, cette fameuse idée, c’est devenu ma femme parce qu’en effet, il m’a proposé celle qui allait devenir ma conjointe pour la vie ! »
Baba Salé l’a béni une première fois : il lui a redonné ses jambes. Il l’a béni une seconde fois : il lui a donné sa famille.
Mais comment fonctionne ce phénomène mystérieux que l’on appelle la bra’ha, la bénédiction que nous donne un juste, mais aussi un père ou une mère au cœur débordant d’amour voire même les Cohanim, lors de la bénédiction pontificale ?
Pour le comprendre, étudions les sources bibliques qui nous en parlent largement.
Tout le livre de Béréchit tourne autour des bénédictions : la bénédiction divine bien sûr, mais aussi celle de Noah à certains de ses enfants, celle de Malkitsédek, roi de Jérusalem à Avraham, celle de l’ange à Yaakov, et enfin celle de Yaakov sur son lit de mort à ses enfants.
Mais la bénédiction la plus mouvementée et la plus marquante est celle que Itzhak veut donner à son fils. On se rappelle que la bénédiction était destinée à Essav, mais que Yaakov, sur le conseil de sa mère Rivka, réussit, en se déguisant, à l’obtenir en lieu et place de son frère. Lorsqu’il se rendra compte de la méprise, Essav en concevra une haine mortelle pour son frère Yaakov.
On pourrait concevoir la bénédiction de deux manières différentes : soit une prière soit une prophétie, mais ces deux théories se brisent sur des écueils logiques insurmontables.
Si la bénédiction d’Itzhak est une prière, pourquoi Itzhak dit qu’il ne peut plus bénir Essav ? Il semble évident qu’une prière dite avec une erreur sur le destinataire aura moins d’effet qu’une nouvelle prière dite avec toute la ferveur requise.
Si la prière est une prophétie, pourquoi Essav se met-il dans une fureur noire et hurle-t-il son désespoir ? Son père n’a fait qu’annoncer à Yaakov le futur qui lui était réservé, ce qui ne prive Essav en rien !
Rabbi Yossef Albo (1380-1444), brillant penseur espagnol, se penche sur ce sujet dans son Sefer Hikarim — le Livre des Principes. Après avoir rejeté les deux premières thèses, il en développe une troisième, plus novatrice[1]Sefer Ha Ikarim , 4e discours, chapitre 19.
Chacun dispose d’une abondance qui lui est destinée. Cependant, cette prospérité peut être soumise à conditions : une condition de temps, comme une date ultérieure, mais aussi des conditions de cheminement personnel. Tant que la personne n’a pas franchi certaines étapes de son développement personnel, tant qu’elle n’a pas atteint un certain niveau, la bénédiction reste bloquée, semblable à un compte à terme qui ne peut être libéré avant la date fixée.
C’est à ce moment qu’intervient le Tsadik — le Juste. Par sa parole, il reconnecte la personne à sa bénédiction personnelle. Il crée un nouveau canal par lequel se déverse cet influx divin, parfois même lorsque la cible ne le mérite pas encore.
Ainsi, Moïse, en imposant ses mains sur la tête de son élève Josué, lui donnera accès à un niveau prophétique supérieur.
Ce qui est surprenant est que, une fois le canal créé, le Tsadik ne peut plus empêcher le flux de bénédictions de s’écouler. Ce concept est semblable à un maçon ayant percé une fenêtre : qu’il le veuille ou non, la pièce sera illuminée par les rayons solaires qui traverseront cette nouvelle fenêtre.
C’est pourquoi lorsque Itzhak bénit Yaakov, il le connecte à un trésor de bénédiction céleste. Une fois le canal créé, il ne peut plus faire marche arrière, la bénédiction atteindra Yaakov. Ce n’est ni une prière ni une prophétie, c’est une connexion spirituelle définitive.
D’après cette explication, nous pouvons comprendre le sens du terme « Bra’ha » — bénédiction.
Certains[2]Rachba, Rabbi Chlomo ben Aderet (1235-1310), éminent talmudiste espagnol du Moyen-Âge y voient un dérivé du mot « Bré’ha », ce qui signifie un bassin ou un réservoir, reflétant parfaitement l’idée de l’abondance de bénédictions.
Mais Rabbi Chnéour Zalman de Liadi[3]Rabbi Chnéour Zalman de Liadi (1745-18131) appelé le Baal HaTanya ou Alter Rebbe, fondateur de la Hassidout de Loubavitch relie la Bra’ha au terme Habra’ha, qui est une sorte de bouture de vigne[4]Torah Or, Mikets, 37, 3. On prend une branche de vigne que l’on enfouit sous le sol, duquel germera un surgeon, donnant naissance à un nouveau cep.
D’après Rabbi Yossef Albo, cette explication est lumineuse. Cette branche qui plonge sous la terre pour faire naître une nouvelle vie est l’image parfaite de cette nouvelle connexion à l’abondance que crée la bénédiction.
Pour approfondir notre compréhension du concept, nous citerons le verset définissant D.ieu comme étant un « D.ieu fidèle, ne commettant point d’iniquité[5]Dévarim 32,4 ». À la différence d’une justice humaine ne jugeant que les délits et condamnant en conséquence, D.ieu juge en prenant en compte la totalité des dommages collatéraux. Une personne pourrait être sauvée du châtiment mérité s’il en découle une souffrance non méritée pour l’un de ses proches. Il est possible de vivre, même si on ne le mérite pas, parce que d’autres ont besoin de nous : notre conjoint, nos enfants ou même parfois de simples gens que nous aidons et soutenons.
Lorsque le Juste s’associe à notre souffrance et notre difficulté et nous bénit, Hachem l’exauce. Pas forcément parce que nous le méritons, mais parfois uniquement pour éviter au Tsadik une souffrance que lui ne mérite pas.
Nous conclurons avec une dernière idée capitale :
Lorsque Baba Salé bénissait quelqu’un déclenchant les plus belles délivrances, il lui demandait toujours de faire un effort, de grandir, de s’améliorer, car c’est ce qui constitue l’ustensile qui contiendra la bénédiction. Baba Salé concluait toujours sa bénédiction par ces mots : « À partir de maintenant, cela dépend de Allah ou Bi’h » — ça dépend de toi et de D.ieu. Être digne de recevoir une bénédiction dépendra toujours de nous. La bénédiction du Tsadik nous aide aussi, par le contact avec un grand homme et par l’intérêt qu’il nous témoigne, à redécouvrir la grandeur enfouie en nous.
Références
↑1 | Sefer Ha Ikarim , 4e discours, chapitre 19 |
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↑2 | Rachba, Rabbi Chlomo ben Aderet (1235-1310), éminent talmudiste espagnol du Moyen-Âge |
↑3 | Rabbi Chnéour Zalman de Liadi (1745-18131) appelé le Baal HaTanya ou Alter Rebbe, fondateur de la Hassidout de Loubavitch |
↑4 | Torah Or, Mikets, 37, 3 |
↑5 | Dévarim 32,4 |