Depuis plus de six mois maintenant, les manifestations de rue rythment la vie israélienne. Manifestations et contre-manifestations se succèdent, faisant résonner les villes de leurs slogans souvent clamés à pleine voix, bloquant les rues et les grandes artères pour défendre leurs idéaux.
Sans rentrer dans la question de la légitimité de chaque manifestation, nous nous proposons de réfléchir sur les sources juives de la manifestation de rue et surtout son statut halakhico-légal. Y a-t-il des traces de manifestations dans nos sources et, surtout, sont-elles considérées comme légitimes ? Enfin, l’occupation de la voie publique causant des dommages aux particuliers, en termes de baisse de chiffre d’affaires, de perte d’heures de travail, voire de danger immédiat lorsqu’un malade ne peut arriver à l’hôpital, pour la défense d’un idéal est-elle suffisante pour justifier une atteinte aux biens d’autrui ?
Sources talmudiques de la manifestation
Si les Français, et plus particulièrement les Parisiens, portent dans leur ADN le sens de la protestation et de la barricade, ils ne l’ont pas inventée. Bien avant la mutinerie de légionnaires stationnés à Lutèce — qui deviendra Paris —, en 360 après J.-C., non loin du Boulevard Saint-Michel, qui ne peut répondre à la définition d’un mode d’expression pacifié dans l’espace public, nous pouvons trouver un mouvement de grève dans l’Égypte antique d’il y a 3 000 ans : les ouvriers de la nécropole royale de la vallée des Rois exigent de Ramsès III de meilleures conditions de vie[1]Les grèves de Deîr el-Médînéh par Pierre Grandet p. 87-96.
De la Boston Tea Party en 1773 comme détonateur de l’indépendance des États-Unis d’Amérique, à la marche du Sel de Gandhi en 1930 comme introduction à l’indépendance de l’Inde, en passant par la Révolution chantante de 1989 qui mena à l’indépendance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie grâce à une immense chaîne humaine de 560 km où près de 2 millions de personnes se tiennent la main pour former une frontière symbolique face à l’URSS, la voix de la rue a parfois fait l’histoire.
Si, dans la Bible, la mutinerie de Korah fut un échec désastreux qui mena littéralement au gouffre ses participants mus par des motivations trop personnelles, dans le Talmud[2]Talmud de Babylone Taanit 18a
, nous retrouvons la trace d’une manifestation admirablement pacifique et réussie.
Lorsque Rome interdit aux Juifs l’étude de la Torah, la pratique du Chabbat et de la circoncision, Rabbi Yehouda Ben Chamoua se rendit chez une femme philosémite, membre de la noblesse romaine, qui connaissait de près l’état d’esprit des dirigeants. Sous son conseil, les Juifs menèrent une manifestation nocturne et clamèrent : « Ne sommes-nous pas frères, tous descendants d’un même ancêtre, Adam ? Pourquoi alors nous écraser sous de terribles décrets ? » Cet appel à la fraternité fut un succès car les décrets furent annulés.
De cette source, le Rav américain Yehouda Henkin (1945-2020) tira des règles essentielles à toute manifestation[3]Responsa Bney Banim II , 51 “ Au sujet des manifestations en faveur des juifs de Russie”
Avant toute manifestation, il faut prendre conseil auprès d’experts pour vérifier l’efficacité de la protestation. Celle-ci sera organisée de telle manière que le maximum de gens puisse y participer et ce, sans danger pour les participants, élément déduit de la manifestation nocturne qui permettait à tout le monde — hommes, femmes et enfants — de s’y associer mais aussi de fuir dans l’obscurité en cas de répression. Enfin, la manifestation doit défendre des idéaux vitaux pour le peuple juif, comme la Torah, le Chabbat ou la circoncision, avec consultation des Sages d’Israël et pas de simples intérêts personnels. Il faut souligner que la défense d’idées ou de droits fondamentaux peut appartenir à cette catégorie.
Raison halakhique de la manifestation
Pour définir les limites de l’expression de ce vox populi, il est indispensable d’en définir la raison halakhique.
On tend naturellement à penser que la manifestation de rue procède de la mitsva de « Tokhekha », précepte qui nous enjoint d’informer le fauteur de son erreur et qui provient d’un sentiment de responsabilité nationale, d’un souci de l’autre. Le manifestant vient ici publier l’importance de certaines valeurs, informer ceux qui les bafouent de leur erreur et empêcher la perpétuation d’un comportement qu’il juge inapproprié.
En pratique, cet argument n’est pas recevable, car la mitsva de Tokhekha ne s’applique pas systématiquement. Le Choul’han Aroukh tranche[4]Choulkhan Aroukh Orah Haim 608, 1 qu’il est parfois préférable de se taire que de faire une remarque qui n’a aucune chance d’être entendue. Dans certains cas et face à certaines personnes[5]Biour Halakha ibid Aval, le silence est préférable et parfois plus efficace.
Rav Moshé Feinstein ajoute pourtant l’idée de l’influence sur l’opinion publique. En effet, lors de l’épisode du meurtre de la concubine de Guibea[6]Juges 19,29 ramené par Rav Moché Feinstein dans Iguerot Moché Yoré Déa Tome II,150 le mari éploré a choisi de publier sa mort d’une façon particulièrement choquante, ce qui a entraîné une réaction efficace de tout le peuple d’Israël.
La majorité des décisionnaires comme Rav Chlomo Zalman Auerbach[7]Siah Tamar Klal 4 1,9 au nom de Rav Chlomo Zalman Auerbach Rav Ben Tsion Abba Chaoul[8]Or Letsion Tome IV 11,4 ou encore Rav Moshé Sternbuch[9]Responsa Techouvot veHanhagot Tome I 442 voit dans la manifestation de rue un objectif surprenant et beaucoup plus pragmatique. La manifestation n’a pas une cible exogène mais au contraire endogène. L’objectif visé n’est pas vraiment de convaincre les opposants aux idées défendues mais plutôt le renforcement du moral et de la conviction des manifestants eux-mêmes. Un groupe très soudé et convaincu pourra aussi limiter dans le futur l’apparition ou l’élargissement de nouvelles brèches.
Manifestation vs droit à la libre circulation
La dernière partie de notre réflexion porte sur la légitimité de porter atteinte aux droits d’autrui lorsque l’on bloque une voie qui appartient au domaine public.
Le premier argument envisageable se retrouve chez un auteur du XIIIe siècle, Rabbi Itshak ben Moshé de Vienne dans son Or Zaroua[10]Or Zaroua Tome II Chabat 45
: dans la ville de Cologne, un homme à qui l’on n’avait pas rendu justice a empêché la lecture hebdomadaire de la Torah durant tout le Chabbat. La semaine suivante, la communauté a dû lire les deux parachiots — sections hebdomadaires — d’affilée.
Nous voyons ici que le particulier pourrait, dans certains cas, comme celui d’une injustice flagrante, faire pression sur le public pour obtenir réparation. Cette autorisation semblerait adaptée aux mouvements de rue.Mais cet argument n’est en pratique pas recevable. En effet, le Netsiv — Rav Naftali Tsvi Yehouda Berlin (1816-1895) — tranche[11]Responsa Méchiv Davar Tome II 6 que cette autorisation n’est applicable que lorsque l’assemblée a la possibilité et la volonté de venir en aide. Dans notre cas, le citoyen lambda n’a le plus souvent ni la possibilité ni parfois même la volonté de résoudre le problème soulevé par les manifestants. Il n’y a donc ici aucune permission de gêner la libre circulation de quelqu’un qui ne veut ni ne peut aider.
L’argument le plus puissant est en fait la possibilité qu’a le législateur de décider de l’usage de la voie publique[12]Rav Chlomo Ichon dans Tehoumin Tome 38 p.236. Les citoyens nomment l’État, en l’occurrence l’État d’Israël, ou l’autorité locale, comme la mairie, responsable de la gestion des biens publics comme la chaussée. Lorsqu’une demande de manifestation est déposée à la préfecture ou à la police, sont mis en balance ces deux facteurs : le droit de libre circulation et le droit d’expression et de manifestation. Si la demande est acceptée, l’autorité, au nom des citoyens, a décidé de faire passer le droit d’expression en premier.
Plus encore, même lorsque la majorité de la population ne souscrit pas aux vues des manifestants, cette même majorité continue d’autoriser l’expression de la minorité, afin de garantir son propre droit à l’expression lorsque le besoin se présentera[13]Rav Yaakov Ariel dans Tehoumin Tome 42 p.195.
Pour garantir son propre droit à manifester, chacun est prêt à accepter de subir les manifestations qu’il désapprouve et remet à l’autorité le pouvoir de protéger ce droit. Toute manifestation, tant qu’elle ne transgresse pas les valeurs considérées comme fondamentales par la majorité de la société, a donc droit de cité.
Pourtant, même si les citoyens comprennent la nécessité des manifestations, personne n’est prêt à les subir constamment dans sa zone d’habitation. Cette nuisance est en général acceptable mais… pour les autres ! Même si la majorité souhaite imposer aux riverains cette nuisance, elle ne peut bafouer le droit de base de la minorité à la tranquillité, surtout qu’elle ne serait pas prête à la subir elle-même. Ceci remet donc en cause les manifestations dans les zones d’habitations, surtout si elles sont possibles dans des lieux où la nuisance serait plus limitée.
Enfin, il y a lieu de distinguer les manifestations autorisées de celles qui n’ont pas reçu d’autorisation. En l’absence d’autorisation, même si le silence des autorités pourrait être considéré comme une permission, la halakha ne la permettra que si l’on est sûr que le public l’accepte. Si le niveau de nuisance dépasse cette limite, on ne pourra s’y associer car il s’agit d’un vol du bien public, même lorsque la police choisit de ne pas intervenir.
D’après ces principes de base, nous pouvons donc établir quelques règles qui organiserait le droit à manifester :
- On pourra s’associer à une manifestation autorisée même si elle bloque le domaine public et cause une certaine nuisance à la population.
- S’il est évident que l’autorité n’a pas pris justement en compte l’ampleur de la nuisance pour donner son autorisation, on ne pourra s’associer à une manifestation, même autorisée.
- Si la manifestation n’a pas obtenu d’autorisation, on ne peut s’y associer, sauf s’il est plausible que le public renonce à ses droits de passage et accepte la nuisance. Dans le cas contraire, il s’agit d’un vol pur et simple.
- Il est évident que rien n’autorise les dégradations ou dommages aux biens des particuliers.
- Le droit de la majorité s’arrête lorsqu’il impose à une minorité une nuisance que la majorité elle-même n’est pas prête à accepter. Il n’y a donc pas de justification à des manifestations répétées et fréquentes dans les zones d’habitations.
Le dialogue et la discussion ont toujours été les ferments de la vitalité et de l’éternité du peuple juif. Rappelons-nous juste que la référence du dialogue était la discussion entre Hillel et Chamay. Dans ce débat, la recherche de la vérité était essentielle. À la différence de Korah et de ses acolytes, Datan et Aviram, qui refusèrent de discuter avec Moshé, Hillel citait toujours les arguments de Chamay en premier et jamais leurs élèves mutuels n’ont refusé de se marier ensemble.
Références
↑1 | Les grèves de Deîr el-Médînéh par Pierre Grandet p. 87-96 |
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↑2 | Talmud de Babylone Taanit 18a |
↑3 | Responsa Bney Banim II , 51 “ Au sujet des manifestations en faveur des juifs de Russie” |
↑4 | Choulkhan Aroukh Orah Haim 608, 1 |
↑5 | Biour Halakha ibid Aval |
↑6 | Juges 19,29 ramené par Rav Moché Feinstein dans Iguerot Moché Yoré Déa Tome II,150 |
↑7 | Siah Tamar Klal 4 1,9 au nom de Rav Chlomo Zalman Auerbach |
↑8 | Or Letsion Tome IV 11,4 |
↑9 | Responsa Techouvot veHanhagot Tome I 442 |
↑10 | Or Zaroua Tome II Chabat 45 |
↑11 | Responsa Méchiv Davar Tome II 6 |
↑12 | Rav Chlomo Ichon dans Tehoumin Tome 38 p.236 |
↑13 | Rav Yaakov Ariel dans Tehoumin Tome 42 p.195 |