La vision d’Isaïe
Le terme « Hazon » ouvrant le livre d’Isaïe est assez rare[1]Il n’est associé qu’à certaines prophéties d’Issaïe, Ovadia Nahoum et Daniel dans le Tana’h — la Bible. Le « Hazon » est une vision. Le visionnaire voit plus loin, plus grand et, le plus souvent, est incompris par ses congénères. Pourtant, lorsque nous lisons la prophétie d’Isaïe, elle ne paraît pas particulièrement surprenante. Avec une lucidité mordante, il dénonce la corruption de la justice, l’oppression des faibles, veuves et orphelins : « Comment donc est-elle devenue comme une prostituée, la cité fidèle — Jérusalem ? Jadis pleine de justice, l’équité y demeurait, et maintenant des assassins[2]Isaïe 1,21. »
Il met en évidence l’idolâtrie omniprésente en citant le Tout Puissant : « J’ai fait grandir des enfants mais eux se sont révoltés contre moi[3]Isaïe 1,2»
Le prophète annonce une destruction si des mesures drastiques ne sont pas adoptées.
Mais si l’on réfléchit bien, cette prophétie annonçant la réaction de D.ieu face à la dépravation n’est pas nouvelle, elle parcourt, tel un fil d’Ariane, tout le texte des prophètes. Lorsque le peuple d’Israël se détourne de D.ieu, il est soumis à ses ennemis. Lorsqu’il revient à sa source, il est libéré de l’oppression.
Alors, qu’apporte donc de nouveau la « vision » d’Isaïe, la nouveauté métaphysique au sens étymologique du terme, au-delà des lois de la physique et des règles de l’intellect ?
Un amour inconditionnel
La réponse se cache, nous enseigne le Netivot Chalom[4]Rav Chalom Noah Brezovsky (1911-2000), Admour de Slonim, dans une des accusations les plus cinglantes d’Isaïe : « Ô Nation pécheresse, peuple alourdi par la faute […], enfants destructeurs ! » Le peuple d’Israël trébuche, faute, trahit, mais reste toujours les enfants d’Hachem. Enfants destructeurs, certes, mais enfants tout de même !
Le Talmud[5]Talmud de Babylone, Traité de Kidouchin 36 nous rapporte une discussion entre Rabbi Meir et Rabbi Yehouda. Selon Rabbi Yehouda, le peuple d’Israël n’est défini comme « enfants de D.ieu » que lorsqu’ils accomplissent la volonté du Tout Puissant. Mais pour Rabbi Meir, le verset disant : « Vous êtes les enfants de l’Éternel votre D.ieu[6]Devarim 14,1 » s’applique sans aucune restriction, même lorsque nous transgressons sa volonté. Contrairement au reste du Talmud, où dans ce genre de controverse, la loi est fixée selon Rabbi Yehouda, dans notre cas, la loi sera tranchée selon l’opinion de Rabbi Meir.
En effet, par définition, le statut de fils est inconditionnel. On peut rejeter l’héritage de nos parents, recourir à la chirurgie esthétique pour effacer toute trace de ressemblance avec nos géniteurs, rien n’effacera jamais le patrimoine génétique que nous leur devons et que nous portons au cœur de chacune de nos cellules. Être le fils de son père est une réalité qui nous dépasse et que nous ne pouvons modifier. Un Juif est enfant de D.ieu quels que soient ses actes, ses erreurs, voire même la profondeur de sa chute. L’amour du père pour son fils est inconditionnel et ne peut être remis en cause : enfants destructeurs peut-être, mais enfants malgré tout.
C’est la vision saisissante d’Isaïe : l’amour éternel et inconditionnel porté par D.ieu à son peuple, ainsi que la porte toujours gardée ouverte pour notre retour à la maison.
Le 9 Av, jour du dévoilement de l’amour divin
Pendant les années précédant la destruction du Temple, les chérubins qui ornaient la « Kaporet » — le couvercle scellant l’Arche d’alliance —se tournaient le dos. Ce miracle symbolisait la fracture, la rupture du dialogue entre un peuple et son D.ieu. Mais, lorsque l’ennemi entra dans le Saints des Saints, tous virent que, à cet instant, les chérubins s’enlaçaient.[7]Talmud de Babylone, Traité de Yoma 54b Même au summum de la destruction et de la colère divine, l’amour de D.ieu s’exprime. Nous irons même plus loin en disant que c’est justement lorsque rien ne va plus que s’exprime la profondeur inégalée de cet amour. C’est la raison pour laquelle le jour du 9 Av est appelé « Moed ». Non pas un jour de fête, comme on le traduit habituellement, mais un jour de rencontre car, en ce jour, un rendez-vous est lancé au peuple d’Israël par le dévoilement inattendu de l’amour divin.
Beaucoup savent que le Second Temple a été détruit le 9 Av suite à la haine gratuite qui brûlait entre les différents clans d’un peuple juif clivé à l’extrême.[8]Talmud de Babylone, Traité de Yoma 9b Mais il est surprenant de voir l’analyse de nos maîtres dans leur recherche de l’origine de cette haine gratuite qui menace toujours notre peuple.
Cette haine prit racine la nuit du premier 9 Av de l’histoire. Les explorateurs reviennent de mission avec un pronostic désastreux : la Terre d’Israël est tout simplement inexpugnable et la conquête va se conclure par un échec sanglant. Les enfants d’Israël pleurent cette nuit-là et tirent une conclusion inouïe : « C’est par haine que D.ieu nous a amenés ici pour nous faire massacrer par ces peuples.[9]Devarim 1,27 »
Rachi ramène la réponse de D.ieu : « Comment pouvez-vous tenir un tel discours alors que vous avez été guidés depuis la sortie d’Égypte à travers ce désert hostile avec un immense amour ?! »
Le peuple a projeté ses propres doutes et ses propres déséquilibres sur D.ieu en le suspectant d’intentions malhonnêtes. C’est la première haine absolument gratuite qui sera le germe empoisonné de toutes les haines et autres querelles intestines à venir.
Mais lorsque nous comprenons que la haine gratuite trouve sa source dans une méconnaissance de l’amour de D.ieu, nous ouvrons la porte vers une solution. Celui qui est convaincu de sa valeur aux yeux d’Hachem et de l’amour inconditionnel qu’il nous porte pourra plus facilement se libérer de ses peurs, de son sentiment d’infériorité qui le pousse à projeter ces sentiments sur l’autre. La suspicion diminue et les poings fermés peuvent s’ouvrir en une main tendue.
Toutes les âmes d’Israël forment un tout interconnecté
Nous nous rappelons alors ce qu’enseigne Rabbi Chnéour Zalman de Liady dans son Sefer Ha Tanya[10]Tanya, Chapitre 32 : « Celui qui ne se voit que comme un corps ne peut arriver à aimer autrui que d’une manière conditionnelle. » En effet, ce sont les valeurs communes qui nous relient. En leur absence, la cohésion a tendance à disparaître. Mais celui qui donne sa préséance à l’âme divine qui l’habite comprend que toutes les âmes d’Israël sont des parties d’un tout interconnecté.
L’amour devient alors plus naturel, voire inconditionnel, et ce, même si nous partageons des valeurs et des opinions différentes.
Références
↑1 | Il n’est associé qu’à certaines prophéties d’Issaïe, Ovadia Nahoum et Daniel |
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↑2 | Isaïe 1,21 |
↑3 | Isaïe 1,2 |
↑4 | Rav Chalom Noah Brezovsky (1911-2000), Admour de Slonim |
↑5 | Talmud de Babylone, Traité de Kidouchin 36 |
↑6 | Devarim 14,1 |
↑7 | Talmud de Babylone, Traité de Yoma 54b |
↑8 | Talmud de Babylone, Traité de Yoma 9b |
↑9 | Devarim 1,27 |
↑10 | Tanya, Chapitre 32 |