Cette question résonne en fait chaque année dans la transition abrupte, voire incompréhensible qui nous fait passer de Yom Hazikaron, jour de mémoire des victimes de la guerre et du terrorisme, à Yom Haatsmaout, jour de l’indépendance. Seul un Israélien parvient en quelques heures à passer des larmes amères du cimetière militaire du Mont Herzl aux larmes de reconnaissance déversées lors des chants de remerciement pour la création d’un État juif. Mais comment opère-t-on cette transition contre-nature particulièrement cette année où Israël est en guerre sur tous les fronts, où nos otages ne sont pas encore tous libérés et où des soldats tombent presque chaque jour laissant des familles entières dans le deuil.
Pour le comprendre, je voudrais évoquer un des plus beaux chants de reconnaissance qui n’aient jamais résonné à travers les siècles : la Chira, ou le cantique de la mer.
Le tambourin de Myriam
Par un miracle unique, nous voyons s’effondrer devant nous le tortionnaire d’hier. L’armée égyptienne est noyée dans les flots tumultueux d’une mer Rouge qui s’était ouverte pour nous laisser passer. Le chant éclate alors : « Chantons l’Éternel, il est souverainement grand ; coursier et cavalier, il les a lancés dans la mer ». Après des siècles d’esclavage, sur la grève de la mer des Joncs, le peuple juif sent sur ses lèvres, avec l’écume salée, la saveur ineffable de la liberté.
Mais je voudrais m’attarder sur un détail, a priori tout à fait secondaire, mais qui va changer toute notre perception de l’événement : « Miryam, la prophétesse, sœur d’Aaron, prit en main le tambourin et toutes les femmes la suivirent avec des tambourins et des instruments de danse ».[1]Chemot 15,20
Il est intéressant de noter que c’est la première fois qu’on nous décrit, lors de la sortie d’Égypte, le comportement des femmes. On remarquera que Myriam a pris en main, non pas un tambourin, mais le tambourin. Cet article défini semble dire que ce tambourin nous est déjà connu et nous accompagne pour un bout de chemin.
En effet, nous explique Rabbi Nathan Neta Shapira, grand kabbaliste polonais du XVIIe siècle, dans son Mégalé Amoukot, que le mot Tof, tambourin, recèle un sens caché.
Sa valeur numérique est de 480, référence aux 480 ans qui vont s’écouler d’ici la construction du Beth Hamikdach, le Temple de Jérusalem : « Ce fut quatre cent quatre-vingts ans après le départ des Israélites du pays d’Égypte, dans la quatrième année du règne de Salomon, que celui-ci édifia le temple en l’honneur de l’Éternel ».[2] Rois I; 6, 1, voir Megalé Amoukot 184
Un lien intime semble relier le cantique de la mer et l’édification du Temple. Cette supposition est encore renforcée par la mention à peine voilée de ce Temple à la fin du cantique : « Que tu les aies amenés, fixés, sur ce mont, ton domaine, résidence que tu t’es réservée, Seigneur ! Sanctuaire, ô Mon D.ieu ! Préparé par tes mains ».[3]Chemot 15, 17
Pour comprendre la nature de ce lien mystérieux, nous devons repenser totalement l’image que nous nous faisons de l’ambiance lors de la traversée de la mer Rouge.
Sortir de l’enfer et devenir le flambeau de D.ieu
Le Midrach nous explique que seulement un cinquième, voire un cinquantième du Peuple juif est sorti d’Égypte. Les quatre cinquièmes restants, ne souhaitant pas sortir ou n’ayant pas le niveau moral pour le faire, n’en sortiront pas. Ils mourront d’épidémie durant la plaie de l’obscurité et seront enterrés immédiatement pour ne pas attirer le regard des Égyptiens.
Selon mon maître rav Moché Shapira zt”l, l’état d’esprit des Juifs était alors très proche de celui qui régnait lorsque s’ouvrirent les portes des camps d’extermination nazis. Les rescapés de Birkenau, Dachau ou Belsen n’ont pas explosé de joie à l’arrivée des Russes, des Américains ou des Britanniques. Confrontés aux ruines fumantes de leur monde, aux cendres des millions de leurs frères assassinés, les survivants sont hébétés, écrasés. Seuls au monde, certains sont les seuls survivants de leur village, beaucoup, de leur famille. Personne n’a le cœur à chanter.
De la même manière, ceux qui se trouvaient au bord de la mer ont laissé en Égypte les corps de leurs proches, de leurs amis, de leurs voisins… Et pourtant, ils chantèrent !
Pourquoi ?
Au bord de la mer, le cantique n’est pas un chant naturel ou instinctif. C’est un phénomène réfléchi, construit, qui provient des profondeurs de l’âme. C’est le chant d’hommes qui oublient leurs souffrances personnelles, leurs deuils individuels, pour comprendre qu’un peuple est en train de naître. À cet instant, nous disent nos Maîtres, la plus simple des servantes a contemplé un dévoilement divin encore supérieur à celui dont a bénéficié le prophète Ézéchiel, visionnaire de la Merkava, le char divin. Ce peuple, auquel D.ieu révèle tous ses prodiges lors de la traversée de la mer, perçoit qu’il devient un peuple élu, auquel on confie une mission métahistorique. À cet instant, notre destin se fond avec le projet divin. Le juif bascule d’une pensée individualiste et égoïste vers une vision nationale et métaphysique. Il oublie son deuil personnel pour se consacrer à une mission spirituelle : devenir le flambeau de D.ieu pour l’humanité.
La force du chant
Cette nouvelle perception apparaît sous les roulements du tambourin, que Rachi nous définit comme une sorte de Kli zémer, littéralement d’instrument de musique. Nous pouvons aussi comprendre un autre éclat de sens, à la lumière du second mot Zémer. Il signifie aussi élagage, comme dans le verset « Tu n’ensemenceras ton champ ni ne tailleras ta vigne. (lo tizmor) ».[4]Vayikra 15,4
Il est d’ailleurs très intéressant de remarquer que les psaumes d’introduction à la prière sont appelés Pessoukey dézimra, classiquement traduits par « versets de louanges ». D’après la seconde traduction, les Psaumes d’introduction à la prière sont des textes d’élagage : ils éclaircissent la route de notre prière. Au niveau psychologique, tout d’abord, les psaumes nous aident à nous détacher de nos préoccupations matérielles, pour nous concentrer uniquement sur la prière que nous allons réciter. Au niveau spirituel, ensuite, les mots du Roi David musellent tous les anges accusateurs susceptibles de bloquer nos suppliques sur la route du Trône divin.
Après avoir récité ces Pessoukey dézimra, la voie est libre, le passage est tracé, pour que nos prières montent directement jusqu’au Trône de Gloire.
S’il en est ainsi, le Cantique de la Mer constitue un Zémer, un élagage, nous traçant la voie qui nous mène à la construction du Temple.
La Chira, le chant a opéré en nous un changement fondamental. Elle a permis à notre volonté de se fondre avec le projet divin. Vous le retrouverez de manière admirable dans la valeur numérique du mot cantique Chira, שירה, valant 515 et équivalant au mot prière תפילה, lui même équivalent aux mots בשר אחד , une seule chair.
La Chira, le cantique, n’est pas un simple chant, c’est une profonde prière nous permettant de sublimer notre volonté et de l’unir avec la volonté divine. On peut le comprendre encore mieux en s’attardant sur la racine du mot Tefila, prière. Selon nos maîtres, le mot Téfila, vient de Pétil Tsamid, un câble tressé de plusieurs fils. La prière est l’instant où notre volonté se noue avec la volonté de D.ieu.
La Chira a donc permis la rencontre entre l’humain et le divin, entre la matière et l’esprit, entre l’existence et l’essence. Elle ouvre ainsi la voie vers la construction du Temple qui est l’endroit « où s’embrassent le Ciel et la Terre ». En effet, le prophète Isaïe proclame que : « C’est la main gauche de D.ieu qui a fondé la terre, Sa droite qui a étendu les cieux.[5]Isaie 48, 13 » Or, lorsque le Temple est décrit dans le Cantique de la Mer, on nous parle d’un édifice que Hachem construit avec « ses deux mains ». Le sanctuaire est donc le lieu où les deux « mains » divines se rejoignent. Le Ciel et la Terre parviennent à rentrer en contact.
Dans cet endroit matériel, le miracle règne. Dans ce lieu qui semble être hors du temps et de l’espace, l’homme rencontre son Créateur.
Le Temple cache en son lieu le plus secret une relation encore plus profonde que la rencontre entre l’humain et le divin. Au cœur du Saint des Saints, au sommet de l’Arche d’alliance, s’enlacent deux chérubins, symbolisant l’amour unique reliant D.ieu et le peuple d’Israël. Cet amour est inconditionnel et dépasse toutes nos trahisons et tous nos manquements.
Au son du tambourin de Myriam, le peuple juif a dépassé son deuil personnel pour devenir, pour l’éternité, le peuple de D.ieu ouvrant ainsi la voie vers la construction d’un Temple dans lequel l’homme pourra prier et sublimer sa volonté en l’unissant avec celle de son Créateur.
La puissance d’un peuple uni
Dans cet instant mystérieux, hors du temps, qui relie le jour de Yom Hazikaron si poignant, au jour de Yom Haatsmaout si joyeux, j’entends résonner le tambourin de Myriam. Je contemple avec vénération le sourire de nos jeunes qui ont donné leur vie pour leurs frères, pour permettre au peuple d’Israël de vivre en sécurité. Malgré la souffrance et le deuil, jusqu’au plus profond de mon âme, je sens vibrer la puissance de ce peuple, dont les enfants pleins de courage savent si bien que nous ne sommes plus, depuis bien longtemps, des individus, mais un peuple fier de sa mission et de son message. Alors, malgré les difficultés et les souffrances, je garde le sourire et l’espoir, car en ce jour où la nation juive renaît, je sais que Am Israël Haï, le peuple d’Israël est, avec l’aide de D.ieu éternel et incroyablement vivant !