Si vous cherchez la réponse dans les traités universitaires, vous tomberez sur ce type de réponse : Après d’âpres discussions, les rabbins originaires de Mésopotamie répondirent à la question : « En quelle écriture la Torah a-t-elle été donnée à Moïse sur le Mont Sinaï ? » En écriture judéenne. Ils réussirent à imposer l’écriture hébraïque dite carrée pour la copie des rouleaux de la Torah. Les quelques irréductibles partisans du paléo-hébreu n’abandonnèrent l’antique écriture dérivée du phénicien que vers la fin du 1er siècle de notre ère. (La naissance de l’écriture hébraïque ; Laurent Hericher, site Les essentiels).
Comme d’usage, lorsqu’il s’agit du Judaïsme, de son histoire et de son impact sur les civilisations antiques, on est toujours dans l’atténuation, voire le révisionnisme. Essayons donc de remettre de l’ordre sur ce sujet, en consultant les sources juives.
Et commençons par répondre à une question plutôt troublante.
Les sources juives indiquent que l’hébreu est appelé la langue sainte, car elle a été créée et utilisée par le Créateur pour communiquer avec ses créatures (cf. Nahmanide sur Exode 30, 13). Elle est donc d’essence spirituelle ! D’autres sources (Maïmonide, Guide des Égarés, 3e partie, chap. 8) attribuent ce qualificatif au fait qu’on ne trouve pas de termes vulgaires ; lorsqu’il faudra évoquer des parties intimes du corps, on le fera, dit-il avec force, avec d’autres mots. Si l’hébreu est bien d’origine divine, comment se fait-il que l’alphabet avec lequel il est véhiculé par écrit se nomme l’alphabet assyrien, ou ktav achouri, en hébreu ?
N’y aurait-il pas là une invitation à se tromper ? Cet alphabet aurait été créé en Babylonie et repris par les Juifs au retour de l’exil de Babylonie ? De fait, les chercheurs disent que le paléo-hébreu est une écriture dérivée de l’akkadien.
Les maîtres du Talmud, en s’appuyant sur une transmission rigoureuse des règles d’écriture des rouleaux de la loi, nous racontent une autre histoire (traité Sanhédrin 21a) :
« Mar Zoutra a dit (certains veulent attribuer cet enseignement à Mar Oukva. Il s’agit de deux grands maîtres dont les noms sont fréquemment cités dans le Talmud) : Au début, la Torah a été donnée à Israël avec une écriture hébraïque – ktav ivri ; puis elle leur a été à nouveau donnée, à l’époque d’Ezra, en écriture assyrienne – ktav achouri et en langue sainte – Lachon hakodech. »
On a laissé au peuple l’écriture hébraïque et l’araméen. Qui est ce peuple ? Les Cuthéens (une population idolâtre déportée en terre d’Israël par Sennachérib, après l’exil de la population juive. Ils se sont convertis par peur des bêtes sauvages qui les attaquaient fréquemment, comme cela est rapporté dans Rois II, chap. 17, 24-28).
Ce texte appelle plusieurs questions :
– Comment le Talmud peut-il dire que la Torah aurait été « redonnée » à l’époque d’Ezra (environ en 3434, soit – 350), alors qu’aucun texte ne mentionne un épisode comme celui du don de la Torah au mont Sinaï à cette époque (le don du Décalogue a eu lieu en l’année 2448 du calendrier juif, soit 1312), soit 1000 ans auparavant ?
– Quelle est donc cette écriture dite « hébraïque » qui prévalait lors du don de la Torah ? Et quelle est cette écriture qui apparaît (ou réapparaît) à l’époque du prophète Ezra ? Le Talmud (traité Sanhédrin 22a) dit lui-même que l’écriture originelle de la Torah n’a pas changé ! De plus, en Babylonie, on utilisait à cette époque l’écriture cunéiforme et certainement pas le ktav achouri !
– Plus encore, pourquoi nommer l’écriture du texte de la Torah du nom d’un empire (l’empire assyrien), suggérant ainsi que la Torah doit son système d’écriture… à une réécriture de son propre texte ?
La réponse se trouve, comme toujours dans le Talmud, dans la précision du texte. En effet, l’enseignement de Mar Oukva précise que la Torah a été donnée à « Israël ». Il ne se contente pas de dire que la Torah a été donnée ; il précise le destinataire. Or, on sait bien que la Torah a été donnée à « Israël », au peuple juif. Quel est donc le sens de cette précision ?
Les commentateurs expliquent que les enseignements de la Torah ont été portés à l’écrit en ktav ivri – écriture hébraïque pour le plus grand nombre, mais que les lettres du ktav achouri n’ont été expliquées, à l’ensemble du peuple, qu’au retour de l’exil de Babylonie. Le mot achouri fait référence à l’empire d’Achour, en rapport avec la Babylonie antique.
Et nos sages d’expliquer que le mot achouri fit référence au ocher-le bonheur : « C’est une écriture qui donne du bonheur » (Sanhédrin 22 a). En effet, la forme même des lettres fait l’objet d’une très riche exégèse dans les textes kabbalistiques. Le Midrach (Otiot de Rabbi Akiva) précise même que le monde a été créé à partir des lettres de la Torah, comme si elles en constituaient les briques originelles. Le ktav achouri n’a donc pas été repris en Babylonie ! Il était connu des plus grands érudits qui en étudiaient la signification sur les rouleaux de Torah préservés depuis le séjour des enfants d’Israël dans le désert !
L’étude de ces lettres est en effet un domaine en soi de la mystique juive. Elles sont porteuses de secrets et de significations structurantes dans la pensée juive.
Au retour de l’exil de Babylonie, les sages d’Israël, constatant les risques de dérives dans la compréhension du texte de la Torah, décidèrent d’enseigner les significations et certains secrets de ces lettres au plus grand nombre, pour bien les aider à ne plus utiliser les rouleaux de Torah écrits en ktav ivri par les Cuthéens et qui comportaient de très nombreuses erreurs. De fait, ces derniers ont propagé ces erreurs chez leurs descendants, qui ne sont autres que les Samaritains. Ces derniers refusent la transmission de la loi orale, qui est le dictionnaire indispensable de la Torah écrite, pour mieux comprendre, entre autres, le ktav achouri…
Les secrets connus des maîtres qui étudiaient les rouleaux originels, conservés au Temple par les dirigeants spirituels depuis le don de la Torah, étaient maintenant étudiés par un plus grand nombre de Juifs. La transmission de la Torah était ainsi garantie jusque dans ses dimensions les plus fines et les plus primordiales : la forme, le sens et la structure interne des lettres saintes qui forgeaient les mots et les versets de la Torah.
Mordekhaï Bitton (d’après un article de Rav Zamir Cohen, Hatsofen, éd. Hidabroot)