Comment, en effet, comprendre une telle instabilité ?
Quelles erreurs ont-elles pu être commises, tant au niveau des politiques appliquées que des nombreuses théories économiques, supposées trouver et recommander les voies d’une économie stable et productrice de richesses ?
Quels outils et quels modèles mathématiques mettre en avant pour garantir, dans le cadre du système capitaliste qui domine l’économie mondiale, une meilleure compréhension et une meilleure maîtrise des flux financiers et des systèmes de crédit qui en font la trame ?
À rebours des théories communément admises, David Graeber, intellectuel influent et volontiers iconoclaste, propose en 2011 une analyse dense et fouillée de la situation mondiale après la crise de 2008, dans son ouvrage Dette, 5 000 ans d’Histoire. Anthropologue et anarchiste américain, enseignant à la London School of Economics, précocement disparu le 2 septembre 2020, il était notamment connu pour son soutien aux causes altermondialistes.
Pour lui, l’endettement est une construction sociale fondatrice du pouvoir dans les sociétés humaines : « Pendant des semaines, cette formule n’a cessé de me revenir à l’esprit. Pourquoi la dette ? D’où vient l’étrange puissance de ce concept ? Tous les États modernes sont bâtis sur le déficit budgétaire. La dette est devenue le problème central de la politique internationale. Mais nul ne semble savoir exactement ce qu’elle est, ni comment la penser […]. Nous en sommes au point où le Fonds Monétaire International lui-même, qui tente aujourd’hui de se repositionner en se présentant comme la conscience du capitalisme mondial, multiplie les mises en garde : si nous maintenons le cap actuel, il n’y aura probablement pas de renflouement la prochaine fois ; la population ne l’acceptera pas, donc tout va réellement s’écrouler […]. Il n’est sûrement pas anodin que même ceux qui s’estiment chargés de maintenir en marche le système économique mondial actuel, et qui, il y a seulement quelques années, agissaient comme s’ils étaient sûrs que ce système était là pour l’éternité, voient à présent l’apocalypse partout. »
On ne peut donc faire l’impasse sur ce constat impressionnant :
« Nous vivons aujourd’hui un moment historique vraiment particulier. La crise du crédit nous en a donné une illustration impressionnante : le capitalisme ne peut pas réellement fonctionner dans un monde où chacun croit qu’il est là pour toujours. »
C’est donc, au creux de ce moment historique, à un véritable branle-bas de combat qu’il se livre, afin de pouvoir sortir de l’engrenage maléfique qui nous conduit, dans l’inconscience des enjeux réels des événements internationaux, de crise en crise :
« Pour commencer à nous libérer, la première chose à faire est de nous voir à nouveau en acteurs de l’histoire, capables de faire une différence dans le cours des événements mondiaux […]. Une chose est claire : des idées nouvelles ne pourront émerger que lorsque nous aurons jeté aux orties nombre de nos catégories de pensée familières ».
David Graeber, l’anarcho-communiste, en arrive alors à une conclusion radicale : la littérature économique orthodoxe nous a constamment incités à poser les mauvaises questions et à accepter des solutions sans issue. Un exemple magistral en est fourni par des auteurs tels que Niall Ferguson. Dans son ouvrage L’irrésistible Ascension de l’Argent, publié en 2009. Il peut avancer :
« La pauvreté ne résulte pas de l’exploitation des pauvres par des financiers rapaces, mais du manque d’institutions financières, de l’insuffisance d’établissements financiers et non de leur présence. Les emprunteurs n’échapperont aux griffes des usuriers qu’en ayant accès à des réseaux de crédit efficients. ».
Ce qui permet à Graeber de faire le commentaire suivant : « Que dit vraiment Ferguson ici ? La pauvreté est due à un manque de crédit. C’est seulement si les pauvres industrieux ont accès à des prêts consentis par des banques stables et respectables… qu’ils pourront sortir de la pauvreté. Autrement dit, Ferguson ne se préoccupe pas du tout de la pauvreté, mais seulement de la pauvreté de certains, ceux qui sont industrieux… Et les pauvres non industrieux ? Ils peuvent aller au diable, je présume… ».
Pour lui, désormais, il est temps de prendre la mesure du tournant historique que nous vivons et de sortir de nos habitudes humaines, trop humaines. Il est temps d’envisager une société qui ne se fonde pas sur l’endettement. Ce qui l’amène à avancer cette option a priori étonnante sous sa plume :
« Dans la mesure où nous pouvons établir une relation quelconque avec l’Absolu, nous nous trouvons confrontés à un principe qui existe entièrement hors du temps ou du temps humain ; donc, comme l’avaient bien vu les théologiens du Moyen Âge, quand on traite avec l’Absolu, il ne peut y avoir aucune dette. »
Étrange vision, dans notre monde matérialiste, où une société juste, délivrée de la dette, ne peut se concevoir que dans un rapport avec ce que David Graeber nomme l’Absolu.
Or une société de ce type n’a pu historiquement exister que sous la forme biblique de l’année sabbatique et, plus encore, de l’institution du Yovel, le Jubilé !