C’est comme si on apprenait que la terre était ronde une seconde fois. Car c’est bel et bien un nouveau monde que l’on découvre : celui de la génétique, de la biologie moléculaire, des maladies héréditaires et des innombrables pathologies liées à l’ADN. La découverte révolutionnaire est publiée en 1953 dans le journal Nature par deux chercheurs de l’université de Cambridge — James Watson et Francis Crick.
Il manque pourtant la principale protagoniste de l’histoire : Rosalind Franklin. Réduite à une assistante efficace, à une bonne technicienne « revêche », celle que James Watson surnomme avec mépris « Rosy », a pourtant compris la portée du cliché qu’elle montre à Maurice Wilkins, son collègue scientifique. Il lui reste encore des recherches à effectuer, mais ce dernier ne va lui en laisser le temps.
Rosalind a obtenu son doctorat de chimie en 1945, à Cambridge, pour ses travaux sur la porosité du charbon. Après la guerre, elle se rend à Paris pour être admise au Laboratoire central des services chimiques. C’est là qu’elle se rode aux techniques de diffractométrie aux rayons X. De retour en Angleterre, cet esprit libre et pionnier s’intéresse au questionnement de la communauté scientifique sur la structure de l’ADN.
En poste au King’s College de Londres où son superviseur lui demande d’appliquer ses compétences à l’étude de différentes molécules, elle travaille avec le physicien Maurice Wilkins qui propose d’utiliser la cristallographie aux rayons X sur l’ADN. Ils ne s’accordent pas. Leurs caractères sont trop différents. Elle est bien trop en avance sur son temps pour se plier à la vision phallocrate du monde scientifique de cette époque. Rosalind dit ce qu’elle pense, ne fait pas de courbettes et n’apporte pas le thé à ces messieurs quand ils sont réunis pour des discussions professionnelles. Elle veut prouver sa valeur de scientifique sans avoir à s’excuser d’être une femme. Pour cela, elle n’a pas le droit à l’erreur.
Alors, quand elle aperçoit cette étonnante forme de l’ADN sur le cliché 51, elle préfère être prudente et ne rien publier sans avoir poursuivi ses recherches. Peut-être sait-elle que la communauté scientifique n’est pas encore prête à accueillir à sa juste valeur une découverte de cette dimension provenant d’une femme ? Toujours est-il que son collègue, lui, ne s’embarrasse pas de ces précautions et montre le cliché à James Watson et Francis Crick, deux chercheurs de l’Université de Cambridge qui travaillent également sur l’ADN. Sans avoir demandé l’autorisation à Rosalind.
Les deux hommes font reposer leurs recherches sur l’analyse de celles des autres. Habitués à traiter des données, ils réalisent immédiatement qu’ils ont devant eux la preuve formelle que l’ADN est de structure bi-hélicoïdale et publient leurs conclusions et obtiennent, en 1962, le prix Nobel.
La lettre et l’article non publié de Rosalind Franklin, extraits des archives en avril 2023, montrent bien que la jeune femme avait saisi les implications scientifiques de son cliché sur l’ADN. Elle mourut en 1958 des suites d’un cancer des ovaires, probablement dû aux irradiations répétées subies lors de ses recherches, et peut être aussi un peu du chagrin consécutif à cette spoliation en bonne et due forme de sa découverte du « secret de la vie ».
Élise Meitner, elle aussi née dans une famille juive viennoise en 1878, fut victime d’une histoire semblable. Elle joua un rôle majeur dans la découverte de la fission nucléaire mais ne reçut jamais de prix Nobel. Pendant des décennies, la fission nucléaire fut en effet attribuée à tort à deux hommes, Otto Hahn et son assistant Fritz Strassmann.
Élise Meitner mena également des recherches pionnières en physique nucléaire. En 1923, elle découvre notamment la transition non-radiative, qui sera nommée « effet Auger » en l’honneur de Pierre Auger, un scientifique français qui fera cette découverte… deux ans après elle.
Deux parcours pour un même phénomène : L’effet Matilda, une théorie soutenue au début des années 80 par l’historienne des sciences Margaret Rossiter, s’appuyant sur celle du sociologue Robert King Merton — l’effet Mathieu —, mise au point dans les années 60, selon laquelle de grandes personnalités se sont vues accaparer leur travaux, recherches et réalisations par des proches peu scrupuleux.
Selon Margaret Rossiter, l’effet Mathieu est accru lorsqu’il est question de femmes scientifiques bien plus exposées, dans le passé, au vol de leurs idées par une communauté masculine alors largement dominante. Elle donnera le nom de Mathilda à sa théorie en hommage à la militante Matilda Joslyn Gage qui, la première, avait osé pointer du doigt cette douloureuse situation.