La tradition hébraïque peut-elle nous inspirer une ligne de conduite pour rester humain face à l’essor de la civilisation numérique ?
La mise en ligne de ChatGPT, ce robot capable de répondre à des requêtes humaines en produisant du langage non seulement grammaticalement correct mais également cohérent et pertinent, marque une étape décisive dans l’essor de l’Intelligence Artificielle (IA). Pour la première fois, l’IA colonise avec succès un territoire qui est le propre de l’homme : le langage.
Les potentialités de ChatGPT et de tous les « modèles de langage » encore plus perfectionnés qui lui succèderont sont bien entendu immenses : conception de nouvelles structures moléculaires pouvant déboucher sur la production de nouveaux médicaments, moteurs de recherche de seconde génération, assistants virtuels, outils de composition de chansons, de poèmes, d’histoires….
Cependant, toute innovation technique comporte pour l’Humanité sa part d’ombre. Déjà, dans les années 60, le sociologue et théologien chrétien Jacques Ellul avait remis en question le lieu commun selon lequel la machine est un objet neutre dont l’homme est le maître[1]Lire cet extrait commenté de l’Exégèse des Nouveaux Lieux Communs, par Jacques Ellul: « Tout homme qui réfléchit sait la somme extraordinaire d’efforts, de volonté, de jugement nécessaires pour rester vraiment maître des machines usuelles qui nous envahissent, pour ne pas nous livrer à elles et ne pas suivre le courant de leur facilité. »
La tradition hébraïque peut-elle nous inspirer une ligne de conduite pour rester humain face à l’essor de la civilisation numérique ?
Les questions du sens de l’Humanité et de son rapport à la technique sont abordées dès le récit de la création de l’homme dans le livre de la Genèse. Le grand leader spirituel juif américain Josehp B. Soloveitchik (1903-1993) revisite ce récit dans son magnifique livre The Lonely Man of Faith, publié en 1965.
Ce récit est en effet découpé en deux parties distinctes. Le premier chapitre de la Genèse explique que l’homme a été créé « à l’image de D.ieu » sans faire référence à son corps, tandis que dans le deuxième, D.ieu crée l’homme à partir de la poussière et lui insuffle la vie. Dans le chapitre 1, il est demandé à l’homme de « soumettre la nature », tandis que dans le chapitre 2, l’homme doit « cultiver et garder le jardin ». Dans le chapitre 1, l’homme et la femme sont créés ensemble, tandis que dans le chapitre 2, Adam est créé et Ève apparaît plus tard. Dans le chapitre 1, D.ieu apparaît sont le nom de Élokim, tandis que dans le chapitre 2, il apparaît sous le nom du Tétragramme, composé des quatre lettres youd-hé-vav-hé.
La création d’Adam 1 — l’homme du premier chapitre de la Genèse — « à l’image de D.ieu » fait référence à sa capacité et à son désir d’imiter D.ieu en devenant un créateur, notamment en réponse au mandat que D.ieu lui a confié de « soumettre la terre ». Nous voyons ici se manifester l’intellect pratique de l’homme, c’est-à-dire sa capacité scientifique à comprendre les forces de la nature et sa capacité technologique à les plier à sa volonté. Adam 2, en revanche, n’a pas une image aussi grandiose de lui-même : il est humble, conscient du fait qu’il a été créé à partir de la poussière de la terre. Il se laisse dominer et vaincre par D.ieu.
Adam 1 adopte une posture active, digne et majestueuse. Il est un conquérant tant sur le plan intellectuel que pratique. Adam 2, quant à lui, est plus passif et réceptif. Son but n’est pas d’exercer sa maîtrise mais de servir — D.ieu le place dans le jardin « pour le cultiver et le garder ».
Adam 1 est une créature sociale ; le mâle et la femelle sont créés ensemble. Sa quête de reconnaissance ne peut se réaliser qu’au sein d’une communauté, car elle implique d’impressionner les autres par ses réalisations. De plus, le projet de dominer la nature nécessite la coopération des autres, car une personne seule ne peut maîtriser un environnement hostile. Adam 2, en revanche, est créé dans la solitude ; la solitude est inhérente à son être. Pour se sauver de cette situation que D.ieu juge « pas bonne » — c’est-à-dire pour forger une communauté existentielle qui le soulagera de sa solitude —, il doit sacrifier une partie de lui-même — la côte d’Adam grâce à laquelle Ève est créée.
« Élokim » désigne D.ieu comme source de la dynamique cosmique, tandis que le Tétragramme indique une communion personnelle et intime entre D.ieu et l’Homme — c’est un D.ieu de miséricorde capable de se relier à l’Homme en tant qu’être libre mais faillible. L’« homme de dignité » est satisfait par une rencontre impersonnelle avec le premier — l’expérience cosmique —, tandis que « l’homme de foi », Adam 2, a soif de la rencontre avec le second — l’expérience de l’alliance.
C’est à Adam 2 que D.ieu s’adresse quand il lui demande de ne pas cueillir le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. L’homme est appelé à se soumettre à cet interdit mystérieux sans même que D.ieu lui en donne une justification rationnelle.
Le conflit entre l’homme de dignité et l’homme de foi se révèle dans l’épisode du dialogue entre Ève et le serpent : « Mais D.ieu sait que, du jour où vous en mangerez, vos yeux seront dessillés, et vous serez comme D.ieu, connaissant le bien et le mal », dit le serpent à Ève (Chapitre 3, verset 5). Le serpent réveille donc en Ève la voix de l’Adam 1, qui supporte mal de se voir relégué à un niveau inférieur à celui de D.ieu. Et cette stratégie fait mouche : Ève cueille et mange le fruit défendu.
Cet épisode contient un avertissement important pour l’homme : il lui est ordonné d’exercer son intelligence pour comprendre et dominer le monde, mais son ambition de connaître et contrôler la nature ne doit pas le conduire à vouloir prendre la place de D.ieu. L’homme a été créé par D.ieu en tant qu’associé dans le but de sanctifier sa création, ce qui exige de lui qu’il s’ouvre à la transcendance.
C’est à partir de cet épisode que mal et bien se mélangent dans le monde, que l’homme prend conscience de sa nudité — signe de l’apparition du sentiment de honte et de culpabilité — et qu’il devient mortel. C’est aussi cette fracture de l’origine qui va se traduire dans l’Histoire par le morcellement de l’humanité en civilisations diverses. Dans la tradition hébraïque, ce n’est qu’à l’arrivée des temps messianiques que les civilisations diverses se réuniront, que mal et bien se sépareront de nouveau, séparation qui sera le prélude à la disparition du mal et à la résurrection des morts, après laquelle la mort sera finalement abolie.
Cette tension fertile entre rationalité et transcendance, entre recherche de la dignité et soif d’absolu, constitue la singularité du peuple d’Israël depuis la découverte de D.ieu par « l’homme de foi » Abraham. Le Maharal de Prague, grand Maître ashkénaze du XVIe siècle, a exposé dans ses livres, Netsah Israel et Ner Mitzva publiés en 1599 et 1600, sa conception de l’opposition entre judaïsme et les quatre empires qui ont successivement ruiné l’indépendance d’Israël : les empires de Babylonie, de Perse, de Grèce et de Rome[2]GROSS Benjamin, Les Empires et Israël dans la vision messianique du Maharal de Prague, Pardès, 2004/1 (N° 36), p. 215-224. DOI : 10.3917/parde.036.0215. URL : … Continue reading. Ces Empires incarnent une vision de l’Humanité fondée sur le culte de la matière et de la rationalité, ainsi que sur la volonté de domination et de puissance. Ils sont l’expression orgueilleuse de la tentation d’imposer une unité en étendant sur les autres leur propre particularité, considérée comme valeur de référence exclusive ; prétention totalitaire à l’universalité qui compromet par son unilatéralité la finalité même du projet divin pour l’homme. « Autant d’impasses et de gouffres pour le genre humain que fascine l’idée de son anéantissement, lequel peut parfaitement se concilier avec le délire préliminaire de son auto-divinisation », écrit Raphaël Draï[3]DRAÏ Raphaël, La liberté dans la pensée juive, Raisons politiques, 2002/4 (no 8), p. 61-80. DOI : 10.3917/rai.008.0061. URL : https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2002-4-page-61.htm
. Face à ces Empires, Israël représente un modèle d’Humanité ouvert sur la transcendance, la faillibilité de l’homme et le respect absolu de l’altérité. C’est le sens de sa vocation historique et le secret de sa survivance par-delà les tentatives maintes fois répétées de le détruire.
Cette analyse permet de dévoiler la nature profonde de la « civilisation numérique » : ne peut-on pas y voir en effet un nouvel avatar d’Empire totalisant et déshumanisant ?
Dans un livre au nom évocateur[4]Homo Deus : Une Brève Histoire de l’Avenir, Yuval Noah Harari, 2017, Albin Michel, le penseur israélien Yuval Noah Harari, auteur du best-seller Sapiens, voit en la civilisation numérique une véritable utopie, se voulant concurrente des religions traditionnelles : « Tandis que le système global de traitement de données devient omniscient et tout-puissant, la connexion au système devient la source de tout sens. Les hommes veulent se fondre dans le flux de données parce que, lorsque vous en faites partie, vous appartenez à quelque chose de bien plus grand que vous. Les religions traditionnelles vous assuraient que chacun de vos mots et chacune de vos actions faisaient partie d’un grand projet cosmique, que D.ieu avait l’œil sur vous à chaque instant et se souciait de vos pensées et sentiments. La religion des data vous dit aujourd’hui que chacun de vos mots et chacune de vos actions font partie du grand flux de données, que les algorithmes vous observent sans cesse et qu’ils se préoccupent de tout ce que vous faites et ressentez. Pour les vrais-croyants, être déconnecté du flux des données, c’est risquer de perdre le sens même de la vie. À quoi bon faire ou expérimenter quoi que ce soit si personne n’en sait rien et si ça ne contribue aucunement à l’échange global d’informations ? »
Comme dans le cas des Empires, où la tentative « d’unifier l’humanité » procède toujours d’une intention dominatrice, l’utopie décrite par Harari occulte la réalité d’un nouveau lien de féodalité entre les plateformes numériques et leurs usagers. « Le capitalisme industriel dépendait de l’exploitation et du contrôle de la nature. Le capitalisme de surveillance repose quant à lui sur l’exploitation et le contrôle de la nature humaine », écrit la sociologue américaine Shoshana Zuboff[5]L’Âge du Capitalisme de Surveillance, Shoshana Zuboff, 2018.La matière première du capitalisme numérique est la data. Par exemple, si le comportement extérieur de ChatGPT peut faire penser à celui d’un humain, son fonctionnement interne n’a rien à voir avec celui d’un homme. Les textes issus de ChatGPT ne sont pas le fruit d’une quelconque « pensée » ou « conscience » mais de calculs statistiques d’occurrences de mots ou de séquences de mots sur des millions de textes d’origine humaine[6]Voir cette discussion philosophique sur le risque d’anthropomorphisme entourant ChatGPT : Shanahan, M. (2022). Talking About Large Language Models. arXiv preprint arXiv:2212.03551).
La data est une matière première que les entreprises numériques n’ont plus à acheter car la numérisation du monde ne leur est pas facturée et car nous, les usagers des plateformes numériques, la leur livrons gratuitement par les heures innombrables que nous passons sur leurs plateformes, pour nous informer, échanger, consommer ou nous divertir. Notre attention s’est faite « hacker » à coup de likes et de notifications incessantes par des boucles addictives désormais bien connues[7]Voir The Hacking of the American Mind: The Science Behind the Corporate Takeover of our Bodies and Brains, du neuroendocrinologue Robert Lustig, 2017.
Puis, nos comportements sont scrutés par des algorithmes d’IA qui, nous réduisant à de simples données statistiques, nous orientent finalement dans nos moindres choix. Mais l’aspect totalitaire de la société numérique ne se limite pas à cette exploitation économique de l’homme par les plateformes. Il s’étend désormais au domaine politique. La Chine n’a pas tardé à exploiter le potentiel— jamais égalé dans l’histoire — de surveillance et de contrôle des individus offert par les nouvelles technologies de l’information[8]Voir cet article expliquant le système de crédit social chinois. De façon plus inquiétante, certains gouvernements et agences officielles des sociétés démocratiques sont rentrés en collusion avec les plateformes numériques pour censurer les informations et opinions dérangeantes[9]Voir par exemple cet article du New York Post sur la censure opérée de façon coordonnée entre Big Tech et gouvernement fédéral américain.
Le messianisme numérique est porté encore un cran plus loin par le courant transhumaniste, représenté par le penseur et inventeur Raymond Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google[10]Voir Geraci, R. M. (2008). Apocalyptic AI: Religion and the promise of artificial intelligence. Journal of the American Academy of Religion, 76(1), 138-166.. Pour Kurzweil, la civilisation numérique porte la possibilité d’une fusion effective de l’homme et de l’intelligence artificielle. Cette fusion, qu’il dénomme « singularité technologique » et dont il prédit l’avènement dans les prochaines décennies, annoncerait la naissance d’une nouvelle humanité qui bénéficierait des capacités analytiques d’un superordinateur et qui serait débarrassée des « inconvénients » du corps biologique, et notamment des émotions. Nous téléchargerons notre conscience dans des machines, démultipliant nos capacités cognitives et nous libérant ainsi de la mort biologique. Par l’élimination du physique et l’adoption du virtuel, nous pourrons nous affranchir de la dualité entre « bon » et « mauvais », qui caractérise notre réalité actuelle, et revenir à la totalité indifférenciée du bien.
On reconnaît dans la vision du Kurzweil certaines caractéristiques, évoquées plus haut, des temps messianiques dans la tradition hébraïque. Mais, tout comme les idéologies totalitaires passées se sont toujours fracassées sur le mur du réel, le messianisme numérique de Kurzweil ne correspond en rien à la réalité telle que nous la vivons. En guise de fin des temps, c’est à une « Apocalypse Cognitive[11] Voir le livre Apocalypse Cognitive du sociologue Gérald Bronner, 2021)» que nous assistons : le temps libre que nous avons mis tant de siècles à conquérir est aspiré par des activités digitales le plus souvent aliénantes et mutilantes pour notre bien-être mental et physique. Les recherches des vingt dernières années alertent notamment sur les conséquences lourdes de la civilisation numérique sur le développement cérébral, l’équilibre psychologique, le sommeil, ainsi que les capacités d’attention, de langage et d’abstraction des enfants et adolescents[12]Voir le livre La Fabrique du Crétin Digital – Les Dangers des Écrans Pour Nos Enfants du chercheur en neurosciences cognitives Michel Desmurget.
La société numérique, loin de libérer nos capacités cognitives, nous enferme dans les schémas réducteurs et répétitifs des algorithmes, si éloignés de l’horizon infini de la conscience humaine. Loin d’œuvrer en direction d’une conscience partagée, elle accentue la fragmentation du monde en tribus et exacerbe les inégalités sociales introduites par le mouvement de mondialisation des cinquante dernières années[13]Voir le livre Homo Numericus – La Civilisation Qui Vient, de l’économiste Daniel Cohen, 2022. Cette civilisation est en train d’être frappée en somme du même sort que Babel, où les humains qui se sont unis, sous la férule implacable du roi Nimrod, dans le projet fou de prendre la place de D.ieu, sont finalement devenus incapables de se comprendre.
« La vie spirituelle entre en décadence lorsque nous ne parvenons plus à ressentir la grandeur de ce que le temps contient d’éternel », écrit le rabbin et penseur américain Abraham Heschel (1907-1972)[14]Voir son livre Les Bâtisseurs du Temps, publié en 1957. Le peuple de « bâtisseurs du temps » qu’est Israël saura-t-il aider l’humanité à reconquérir la valeur du temps ?
Références
↑1 | Lire cet extrait commenté de l’Exégèse des Nouveaux Lieux Communs, par Jacques Ellul |
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↑2 | GROSS Benjamin, Les Empires et Israël dans la vision messianique du Maharal de Prague, Pardès, 2004/1 (N° 36), p. 215-224. DOI : 10.3917/parde.036.0215. URL : https://www.cairn.info/revue-pardes-2004-1-page-215.htm |
↑3 | DRAÏ Raphaël, La liberté dans la pensée juive, Raisons politiques, 2002/4 (no 8), p. 61-80. DOI : 10.3917/rai.008.0061. URL : https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2002-4-page-61.htm |
↑4 | Homo Deus : Une Brève Histoire de l’Avenir, Yuval Noah Harari, 2017, Albin Michel |
↑5 | L’Âge du Capitalisme de Surveillance, Shoshana Zuboff, 2018 |
↑6 | Voir cette discussion philosophique sur le risque d’anthropomorphisme entourant ChatGPT : Shanahan, M. (2022). Talking About Large Language Models. arXiv preprint arXiv:2212.03551 |
↑7 | Voir The Hacking of the American Mind: The Science Behind the Corporate Takeover of our Bodies and Brains, du neuroendocrinologue Robert Lustig, 2017 |
↑8 | Voir cet article expliquant le système de crédit social chinois |
↑9 | Voir par exemple cet article du New York Post sur la censure opérée de façon coordonnée entre Big Tech et gouvernement fédéral américain |
↑10 | Voir Geraci, R. M. (2008). Apocalyptic AI: Religion and the promise of artificial intelligence. Journal of the American Academy of Religion, 76(1), 138-166. |
↑11 | Voir le livre Apocalypse Cognitive du sociologue Gérald Bronner, 2021 |
↑12 | Voir le livre La Fabrique du Crétin Digital – Les Dangers des Écrans Pour Nos Enfants du chercheur en neurosciences cognitives Michel Desmurget |
↑13 | Voir le livre Homo Numericus – La Civilisation Qui Vient, de l’économiste Daniel Cohen, 2022 |
↑14 | Voir son livre Les Bâtisseurs du Temps, publié en 1957 |