L’actualité des technologies offre chaque année aux consommateurs des objets nouveaux (des nouveaux objets ?), toujours plus séduisants. L’an dernier, le Métaverse occupait l’espace médiatique. Le Métaverse, c’est un monde virtuel au sein duquel il serait possible de vivre et d’interagir à distance au moyen d’incarnations graphiques, les avatars.
Plus récemment, en juin 2023, Apple a présenté un casque de « réalité mixte », permettant de mêler les espaces simulés aux espaces réels. L’objet se porte directement sur le visage. Il se contrôle avec les yeux, ne fait plus qu’un avec son propriétaire et devient l’unique interface pour interagir avec la réalité, en quasi-immersion.
Le Métaverse et la réalité mixte visent à stimuler et même à redéfinir nos sens humains de manière inédite. En nous immergeant dans des mondes virtuels et en superposant des informations numériques à notre perception du monde physique, ces technologies peuvent produire de nouvelles expériences sensorielles.
Notre sens de la vue est peut-être le plus directement touché. Les casques de réalité virtuelle bloquent le monde réel et le remplacent par des images générées par ordinateur, stimulant nos yeux d’une manière qui incite notre cerveau à percevoir un environnement virtuel. La réalité augmentée superpose des graphiques numériques au-dessus du monde réel vu à travers les écrans des lunettes dites intelligentes. Ainsi, ces technologies offrent des expériences visuelles qui vont au-delà de ce que nous voyons normalement.
Notre sens de l’ouïe est également altéré. Le Métaverse et la réalité augmentée offrent un son 3D spatialisé qui correspond aux objets virtuels et aux avatars que nous voyons. Ce paysage sonore peut produire un effet immersif, aidant notre cerveau à percevoir l’environnement virtuel comme plus réaliste.
Même notre sens de l’équilibre et du mouvement peut être influencé par les casques de réalité virtuelle qui trompent notre système vestibulaire en suivant et en faisant correspondre nos mouvements physiques dans les mondes virtuels. Au fil du temps, cela pourrait remodeler la façon dont notre cerveau interprète et donne un sens à nos sensations corporelles.
De cette manière, le Métaverse et la réalité augmentée tirent parti de la technologie pour manipuler et même recâbler nos sens humains les plus élémentaires, ouvrant de nouvelles possibilités, mais soulevant également des questions importantes à propos de notre santé, de notre rapport au monde et ce que signifie être humain à l’âge numérique.
Pour le Juif, cette expérience n’est pas totalement inédite. Ainsi, lors du don de la Torah au Sinaï, les Hébreux ont « vu les voix » (רֹאִ֨ים אֶת־הַקּוֹלֹ֜ת) (Chemot, XX,15).
וְכׇל־הָעָם֩ רֹאִ֨ים אֶת־הַקֹּולֹ֜ת וְאֶת־הַלַּפִּידִ֗ם וְאֵת֙ קֹ֣ול הַשֹּׁפָ֔ר וְאֶת־הָהָ֖ר עָשֵׁ֑ן וַיַּ֤רְא הָעָם֙ וַיָּנֻ֔עוּ וַיַּֽעַמְד֖וּ מֵֽרָחֹֽק׃
« Et tout le peuple vit le tonnerre, les flammes, le son du chofar et la montagne fumante ; le peuple vit, ils tremblèrent et se tinrent à distance. »
Rachi, sur place, relève que « ils ont vu ce qui devait être entendu (Mekhilta de Rabbi Yishmael 20:15:1) — quelque chose qu’il est impossible de voir ailleurs. » Ainsi, les enfants d’Israël ont-ils dépassé les limites qu’imposent les sens puisqu’ils ont été capables de voir ce qui peut seulement s’entendre. La révélation est un au-delà des sens.
Il n’est il pas impossible que l’on puisse en apprendre davantage en examinant de près la manière dont la Torah aborde les deux sens de l’audition et de la vue. Le Chéma Israël (שְׁמַע, יִשְׂרָאֵל: יְהוָה אֱלֹהֵינוּ, יְהוָה אֶחָד – Chémâ, Israël, Ado-naï Elo-henou, Ado-naï Ehad – Écoute, Israël, l’Éternel, notre Dieu, l’Éternel est UN.) ne fait-il pas de l’écoute le pilier de la vie juive ? L’écoute serait-elle le sens privilégié d’accès à l’unité divine ?
Qu’en est-il maintenant du regard ?
Dès le stade de l’humanité édénique, la question du regard apparaît, lorsque le serpent incite Hawa à consommer du fruit « de l’arbre qui est au milieu du jardin ». Pour convaincre Hawa,
le serpent dit que Adam et Hawa ne mourront pas s’ils mangent du fruit :
כִּ֚י יֹדֵ֣עַ אֱלֹהִ֔ים כִּ֗י בְּיוֹם֙ אֲכׇלְכֶ֣ם מִמֶּ֔נּוּ וְנִפְקְח֖וּ עֵֽינֵיכֶ֑ם וִהְיִיתֶם֙ כֵּֽאלֹהִ֔ים יֹדְעֵ֖י ט֥וֹב וָרָֽע׃
« Car Dieu sait que le jour où vous en mangerez vos yeux seront dessillés, et vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal.»
(Bereshit 3, 5)
Le Midrash Aggaddah souligne « vos yeux seront dessillés » : vous deviendrez rationnellement conscient et verrez tout ce qui vous entoure dans la bonne perspective.
De très nombreux épisodes bibliques (Lot, le Veau d’Or, Korah, Balak …) semblent indiquer que la vision serait le sens par lequel l’humain serait trompé et se tromperait lui-même. Voir, ce serait pour l’essentiel voir des mirages, des illusions optiques, comme dans le désert. Par exception seulement, chez nos patriarches et chez Moïse notamment, la vision serait au contraire la clé d’accès à la présence divine.
Regard trompeur contre regard prophétique,; telle serait l’ambivalence du regard selon le récit biblique.
Notre époque a fait de la vision le sens par excellence, celui qui ne cesse d’être excité par les écrans de toutes tailles, à toute distance de l’œil. D’ordinaire, les critiques adressées à la réalité augmentée, au Métaverse et plus généralement au numérique tiennent à un risque de déconnexion du réel. Le réel aurait sa propre objectivité devant laquelle se tiendrait la réalité fantasmagorique des mondes virtuels. En somme, le virtuel ferait écran, obstacle au réel. Les casques de réalité augmentée ne tiennent-ils pas juste devant les yeux ? Ne soumettent-ils pas l’audition et surtout la vision à une expérience démesurée qui brouillent la fonction d’objectivation du réel que nous accordons aux sens ?
Au terme de cette brève étude biblique émerge une critique différente. Pour la tradition thoranique l’audition et le regard valent dans la mesure où ils peuvent ouvrir l’accès à la prophétie. Cependant, le regard est affecté d’une charge négative, voire éminemment dangereuse chez chacun de nous. Il peut exprimer le mal (de la mauvaise foi jusqu’à la concupiscence, voire l’hérésie). Il semble donc être le lieu de la subjectivité et, potentiellement, du mal, en plus d’être celui de l’objectivité.
Ainsi, les offres technologiques actuelles, en sollicitant de manière exagérée le regard, pourraient fermer le chemin de la prophétie, accroître les troubles de la subjectivité et réduire dangereusement la capacité à distinguer le bien du mal.
lire la partie 2 : Voir les voix, l’audition
Ce texte est dédié à l’élévation de la neshama de ma maman, Hélène Léa Lipskier bat Hava.